Créé en 1897 par Marguerite Durand, le journal La Fronde mène la barque durant six ans avec son équipe entièrement féminine regroupant des pionnières de tous les bords, comme Séverine, Clémence Royer, Blanche Galien ou Jeanne Chauvin. Dans une visée humaniste, le quotidien ne se revendique pas explicitement féministe, et cherche surtout à changer les mœurs en prouvant que les femmes sont capables de traiter tous les sujets dits masculins avec le même sérieux.
La voix d’une frondeuse
Sous l’Ancien Régime, les salons littéraires ont permis aux femmes de mener des débats d’idée en créant des cercles intimes. Lors de la Révolution française, ces groupes politiques ont défendu leurs droits, au même titre que ceux des hommes, et certaines féministes, comme Olympe de Gouges, ont haussé la voix pour se faire entendre. Malheureusement, beaucoup d’entre elles sont restées cantonnées à leur rôle de femme au foyer, et le Code civil napoléonien n’a rien arrangé à l’affaire. Si l’égalité des sexes est en nette régression, l’industrialisation de la société du XIXe siècle permet à certaines d’avoir une activité. Mais elles ne peuvent encore disposer de leur maigre salaire.
Ces inégalités vont être une nouvelle fois dénoncées par des « frondeuses ». Avec la nouvelle loi autorisant le divorce en 1884, Marguerite Durand se sépare de son premier mari pour s’unir à Antonin Périvier, le directeur du Figaro. Indépendante dans l’âme, elle décide de rejoindre la rédaction pour faire des reportages, et refuse toute chronique dans les rubriques dites féminines. Bien sûr, son statut lui permet d’affirmer ses choix, mais son engagement féministe la mène bien au-delà . En 1896, Durand est envoyée par le journal au Congrès international des femmes pour en tirer un papier satirique. « Je fus frappée par la logique du discours, le bien-fondé des revendications et la maîtrise, qui savait dominer l’orage et diriger les débats, de la présidente Maria Pognon, [présidente de la Ligue des droits des femmes] ». La journaliste refuse alors d’écrire son article, et quitte de ce pas la rédaction, ainsi que son compagnon.
Le premier quotidien entièrement féminin
En réaction, Durand décide de créer son propre quotidien, auquel elle donne un titre éloquent : « La Fronde ». Installé au 14 rue Saint-Georges, dans le 9e arrondissement, celui-ci sera entièrement conçu, rédigé, administré, fabriqué et distribué par des femmes – une initiative déjà prise par le périodique La Femme libre en 1832. La journaliste sait parfaitement que la présence d’un seul homme ferait dire à ses détracteurs qu’il est le véritable auteur des articles du quotidien. « L’idée m’était venue d’offrir aux femmes une arme de combat, un journal qui devait prouver leurs capacités en traitant non seulement de ce qui les intéressait directement, mais des questions les plus générales et leur offrir la profession de journaliste actif ». Pour ce faire, elle réunit autour d’elle une équipe de pionnières, telles que la philosophe Clémence Royer, la journaliste Séverine, la romancière Jeanne Loiseau – dont le pseudonyme est Daniel Lesueur –, l’avocate Jeanne Chauvin, la pharmacienne Blanche Galien ou l’astronome Melle Klumke. La directrice décide également que ses employées seraient payées au même salaire que leurs homologues masculins.
Le 9 décembre 1897, le premier numéro de La Fronde paraît dans la capitale, et se vend à plus de 40 000 exemplaires. Bien sûr, ce succès est surtout dû à la curiosité des lecteurs, prêts à ricaner de l’incompétence de ces femmes. Les réactions sexistes fusent. Le journaliste George Duval écrit : « Comment une personne qui change douze fois par an les fleurs de son chapeau demeurerait-elle fidèle à une opinion ? », tandis que Maurice Le Blond remarque : « Vous subissez encore à ce point notre domination que vous ne pouvez vous dispenser d’emprunter notre allure et notre accent. Malgré vous, vous écrivez en un style mâle » – ce qui leur vaudra d’ailleurs le surnom « Le Temps en jupons », en référence à un quotidien populaire de l’époque.
Une égalité intellectuelle
Dès son premier numéro, La Fronde explique sa ligne éditoriale : laisser les femmes exprimer leur opinion en tant que citoyenne, au même titre que les hommes. Sans se réclamer d’une ligne féministe, elles revendiquent l’égalité des droits et souhaitent gagner en indépendance dans la vie sociale. Leur visée est avant tout humaniste : elles ne déclarent aucune guerre aux hommes, et ne recherchent aucun triomphe sur eux.
Dans un entretien avec un journaliste de La Presse – que celui-ci a le bon goût de titrer « Nos jolies frondeuses » – Marguerite Durand explique sa motivation :  « Si, dans notre journal, nous fermons la porte de la rédaction aux hommes, c’est parce que des femmes de talent ont quelque chose à dire et veulent le dire. […] Dans La Fronde, nous lutterons pour la femme écrivain qui veut placer sa copie, pour l’ouvrière qui veut avoir un salaire égal à celui de l’homme, pour la femme qui veut avoir les possibilités d’être épouse et mère ». Ainsi, le journal souhaite parler des activités réelles des femmes, bien au-delà des habituelles chroniques contant leur charme et leurs douceur.
Un combat humaniste et social
Si La Fronde ne se revendique pas ouvertement féministe, c’est pour pouvoir rassembler les lectrices « sans distinction de culte ni de race ». Marguerite Durand désire ainsi que son journal soit « l’organe de toutes les femmes françaises », sans prendre parti pour un courant particulier. Et si le style est jugé « mâle » par ses contemporains, ce n’est nullement par manque d’inspiration : la rédaction souhaite surtout prouver qu’une femme est capable de s’exprimer sur toutes les rubriques d’un journal.
En effet, le quotidien regroupe des thématiques générales, en traitant d’actualités, de politique, de finances et de sport. Son engagement laïc et républicain le mène à prendre parti pour certaines affaires, en se plaçant par exemple du côté des dreyfusards. En revanche, chaque numéro se démarque par une rubrique dédiée aux femmes, dans laquelle sont abordés les mobilisations féministes, la professionnalisation, le droit de vote ou la législation de l’avortement. Ainsi, en déstabilisant les lecteurs par une écriture austère, Durand a gagné son pari. Les « jolies frondeuses » en ont finalement dans la cervelle, et sont capables de traiter des actualités au même que les hommes. Ainsi, les femmes ne sont pas si fantaisistes et romanesques qu’on veut le croire, mais sont aussi capables de raison et d’intellect dans leurs écrits.
La subversion des femmes reporters
Mais si les contemporains s’indignent davantage du « style mâle » que des sujets féministes, La Fronde est-il réellement subversif ? En un sens, oui, puisqu’il permet aux femmes de s’improviser reporters, à une époque où elles sont cantonnées à la vie de famille au sein du foyer. En allant sur le terrain, elles s’imposent dans l’espace public et prennent ainsi le risque d’être considérées comme des femmes de petite vertu. D’ailleurs, le quotidien ne tarde pas à être surnommé « Le Moniteur de Saint-Lazare », en référence à une maison de détention pour les prostituées.
Permettre aux femmes d’accéder à des lieux réservés aux hommes, c’est de mettre en lumière les incohérences du discours républicain sur la liberté des citoyens d’occuper les institutions sociales. La journaliste Marie-Louise Néron raconte par exemple la manière dont elle a été éconduite par des gendarmes lors de son reportage sur une cérémonie au Panthéon : exprimer ces difficultés, jusque-là tues, permet d’ouvrir les consciences sur les injustices auxquelles sont confrontées les femmes.
La lutte continue
La Fronde poursuit son activité quotidienne de 1897 à 1903, puis de manière mensuelle au journal L’Action jusqu’en 1905. À cause de plusieurs problèmes financiers, Marguerite Durand est contrainte de mettre fin à son activité, et ne parvient pas à relancer le journal malgré les tentatives. En 1932, elle cède alors les archives du quotidien à la Ville de Paris pour fonder l’Office de documentation féministe française.
Au-delà de ses publications durant six ans, La Fronde a permis de véhiculer les revendications féministes qui ont été défendues au cours du XXe siècle. Elle est en quelque sorte le tremplin de ce mouvement, qui s’est ensuite divisé en de multiples courants hétéroclites, comme les suffragettes ou le MLF, jusqu’à la récente vague de MeToo.
Romane Fraysse
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