
Dès le XIe siècle, troubadours, comédiens et musiciens aimaient déchaîner les passions humaines dans l’antre des théâtres parisiens, qui débordaient durant quelques jours de pièces comiques et de bals masqués. D’autres célébrations paillardes, comme la Fête des fous ou la Fête du Bœuf gras, donnaient aux rues de Paris des allures de Saturnales romaines. En se réunissant peu à peu, ces gais lurons s’engageaient dans un grand cortège, ne tardant pas à convaincre blanchisseuses, épiciers et étudiants à entrer dans la danse. Devenu prospère dès la Renaissance, ce que l’on nomme le Carnaval (carne levare, « enlever la viande ») s’instaure progressivement comme une tradition allant de l’Epiphanie jusqu’au Carême. Mus par le désir de contrer les privations imposées par le Clergé, bals costumés et festins gargantuesques s’enchaînaient alors sur la scène parisienne, rythmés par les jours gras précédant le jeûne et la salvatrice halte de la Mi-Carême. Mais depuis son interdiction durant la Grande Guerre, le Carnaval de Paris s’essouffle peu à peu au grand bonheur des puritains. S’il nous vient désormais à l’esprit comme une lointaine réminiscence, il continue néanmoins de perdurer dans les œuvres contemporaines de ses dernières heures glorieuses.
Un rêve éveillé
Après une période d’interdiction durant la Révolution, le Carnaval de Paris prend une ampleur considérable dès le XIXe siècle au cours duquel les fêtes se multiplient et se perpétuent. Avec le défilé des masques, la promenade du Bœuf Gras, le cortège des blanchisseuses ou la bataille des confettis, la Ville-Lumière se métamorphose en une piste surréaliste et grandiloquente.

Les trottoirs deviennent des bassins de serpentins, on croise partout des grimaces multicolores, des chars promènent de grosses têtes et des banderoles s’agitent entre les réverbères. Au cœur de ce spectacle, on peine à croire qu’il ne s’agit pas là d’un rêve éveillé. Dans ses Cahiers rouges, le communard Maxime Villaume décrit ainsi sa découverte stupéfaite d’un bal masqué dans le ministère de la Justice, place Vendôme, en 1871. Cette scène inattendue s’éveille alors à son esprit comme un mirage : « J’ouvre une dernière porte. Suis-je halluciné ? Le flambeau oscille dans ma main. Devant moi, pendus aux murs, des personnages revêtus de costumes, étincelants ou modestes. Des seigneurs aux pourpoints brodés d’or, des femmes aux corsages plaqués de velours […] Je m’approche… Ce sont des costumes de bal masqué… ».

Ce sentiment d’étrangeté propre à l’irrationnalité du rêve n’est pas rare dans les nombreux témoignages de cette tradition festive. Victor Hugo ouvre Notre-Dame de Paris en décrivant ainsi la curiosité des premiers défilés de masques : « Nous n’essaierons pas de donner au lecteur une idée de ce nez tétraèdre, de cette bouche en fer à cheval, de ce petit œil gauche obstrué d’un sourcil roux en broussailles […]. Qu’on rêve, si l’on peut, cet ensemble » ; tandis que Balzac voit le Carnaval de Paris comme servant de « symbole à une époque où, depuis cinquante ans, tout défile avec la rapidité d’un rêve ». Ainsi, l’absurdité et la fulgurance du « rêve » semblent représenter au mieux cette euphorie collective qui embrase la ville, en dehors de toute réalité.
Le monde à l’envers
Le Carnaval, c’est aussi un vent de liberté où tout un chacun transgresse les interdits et renverse les hiérarchies. Les parisiens les plus pauvres jouent aux riches, les hommes enfilent des corsets et les femmes dévoilent leur nudité. La foule hétérogène se considère paradoxalement comme un même corps, dont le désordre apparent trahit une complicité passagère.

Cette mutation, Pissarro l’illustre bien en 1897 dans ses deux tableaux représentant Mardi Gras depuis le boulevard Montmartre. Le premier (Boulevard Montmartre : Mardi Gras) montre un cortège défilant sur la route, que le public ordonné admire depuis le trottoir. Les conventions semblent toujours de mise, jusqu’à ce que le second (Boulevard Montmartre : Mardi Gras, au coucher du soleil), au déclin du jour, illustre une foule désordonnée et indissociable, dont l’agitation s’étend dans tous le paysage. Plus de route, plus de trottoir, l’architecture parisienne perd elle aussi ses codes sociaux.

Une liberté momentanée des mœurs que les chansons grivoises se donnent à cœur joie de conter, en particulier lorsqu’il est question de l’émancipation soudaine des parisiennes. Dans V’là c’que c’est que l’carnaval, le goguettier Désaugiers s’amuse à chanter l’adultère : « L’époux, bien calme et bien fidèle / Laisse aller sa belle / Où l’amour l’appelle / L’un est au lit, l’autre est au bal / V’là c’que c’est que l’carnaval ».

D’autres profitent de ce moment de grâce pour pencher vers le sarcasme, comme la Marseillaise de la Courtille, qui préconise de se laisser aller aux plaisirs sensuels : « À table, citoyens / Videz tous les flacons / Buvez, mangez, qu’un vin bien pur / Humecte vos poumons ! ». Entre les caricatures et les parodies, l’époque prend ainsi un malin plaisir à provoquer les règles de la bienséance parisienne tant qu’il en est encore tant.
La passion humaine
Ce grand défouloir parisien n’est pas au goût de tout le monde, à en croire Benjamin Gastineau qui écrit dans son Histoire de la folie humaine (1855) que les « extravagances du carnaval attestent un spleen, un vide, un abîme incommensurable dans le cœur humain ». De même, dans son estampe Un Bal masqué à l’Opéra, Gustave Doré représente une foule usée par l’ivresse, qui adopte des danses délirantes, se chamaille et grimpe sur les balcons. L’allégresse de la fête tourne vite au vinaigre.

Certaines œuvres en viennent même à dépeindre le Carnaval de Paris comme un véritable moment d’hystérie collective où la violence règne par-dessus tout. La scène finale des Enfants du Paradis de Carné montre la séparation tragique de Baptiste et Garance, pris dans la liesse sourde et oppressante d’un bal masqué sur le Boulevard du Crime. De même, dans Notre-Dame de Paris, l’élection du bossu Quasimodo comme pape des fous au seul titre de sa laideur illustre bien l’intolérance et la cruauté humaine.

A en croire ces œuvres, cette célébration émancipatrice risque du même coup de provoquer un déchaînement des passions au sein d’une foule insensible et désabusée. Qu’on la pense magique ou dépravée, cette tradition a en tout cas secoué les esprits du XIXe siècle qui assistaient sans le savoir aux dernières joies du Carnaval de Paris.
Romane Fraysse
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