Tout le monde a déjà croisé cette imposante fontaine, trônant au cœur du quartier des Halles sur son piédestal. Peu de monde sait, en revanche, qu’il s’agit là de la plus ancienne fontaine de Paris. Né d’un premier édifice médiéval, ce monument historique a connu de nombreux désordres durant plus de quatre siècles, avant de s’installer définitivement sur cette place centrale de la capitale. Fortement endommagée par les intempéries, elle va faire peau neuve en 2023 grâce à un impressionnant chantier de restauration.
Un passé lugubre
Entre la rue Saint-Denis et la rue aux Fers, la fontaine des Innocents a en réalité pris la place d’une fontaine médiévale, alors adossée à l’église des Saints-Innocents et à son cimetière. Construite en 1260, cette première fontaine amenait les eaux des sources du Pré-Saint-Gervais grâce à son aqueduc. Pourquoi ce lieu sacré a-t-il été baptisé du nom des « Saints-Innocents » ? Cela fait référence au « massacre des Innocents », un épisode célèbre de la Bible qui est relaté dans l’Evangile selon Matthieu. Ce crime aurait été commis sur l’ordre d’Hérode : craignant l’avènement d’un roi des Juifs annoncé par ses devins, celui-ci ordonne de tuer tous les enfants de moins de deux ans dans la région de Bethléem. C’est à ce moment que les parents de Jésus fuient en Egypte, une scène souvent représentée dans les fresques chrétiennes. Ainsi, sur la demande du roi Louis VII, l’église parisienne à laquelle nous nous intéressons a été baptisée « Saints-Innocents » afin de rendre hommage à ces enfants massacrés et de les honorer en tant que martyrs.
Non loin de là , on trouvait également un immense cimetière, bordé par les rues Saint-Denis, aux Fers, de la Lingerie et de la Ferronnerie. Ce lieu central a souvent été décrits par les contemporains comme un endroit lugubre où s’entassaient des millions de macchabées. L’historien Guillebert de Metz en parle ainsi : « Là est un cimetière moult grant, enclos de maisons appelées charniers là où les os des morts sont entassés ». Difficile d’imaginer qu’à côté de notre jolie fontaine se trouvait la plus grande nécropole de la capitale !
Dans cet endroit quelque peu sordide se trouvaient également deux reclusoirs (histoire de lui ajouter du charme). Ces étroites cellules de pierre, réservées aux pécheresses, étaient murées dès leur entrée et ne recevaient la lumière du jour qu’à travers deux petites meurtrières. On se réjouit donc de ne pas avoir connu le quartier des Halles à une époque où il était quelque peu lugubre.
Un monument royal
C’est en 1549 que l’actuelle fontaine des Innocents remplace la médiévale à l’occasion de l’arrivée du roi Henri II et de sa femme, Catherine de Médicis, à Paris. Son emplacement devient symbolique, marquant l’entrée des Rois de France dans la capitale au retour de leur sacre à la cathédrale de Reims.
Sous forme de loggia, la nouvelle fontaine est alors imaginée par l’architecte Pierre Lescot et décorée par le sculpteur Jean Goujon dans le style Renaissance. Sur ses trois faces, on trouve des pilastres jumelés d’ordre corinthien, qui encadrent une arcade surmontée d’un attique et d’un fronton triangulaire. A l’époque, elle est surnommée « la fontaine aux Nymphes », en référence aux riches ornements de ses pilastres, représentant ces divinités féminines tenant de grands vases. Une illustration qui symbolise l’abondance des sources d’eau de la région, mais aussi les Nautes, une corporation de marins du Ier siècle ap. J-C qui fit prospérer le commerce fluvial de Lutèce. Sur ses angles, on peut aussi lire l’initiale du roi Henri II, entourée d’une couronne de laurier. L’ensemble reposait ainsi sur un soubassement d’où l’eau s’écoulait par de petits mascarons.
Surélevée sur un socle, la fontaine des Innocents devient donc un véritable monument, facilement visible de loin. Depuis sa loggia couverte, on pouvait ainsi observer les mouvements de la rue tout en restant abrité. Mais si la fontaine se dote d’un aspect bien plus noble, elle reste tout de même entourée du cimetière durant plusieurs siècles, avant que ce dernier ne soit retiré.
Une fontaine solitaire
Il faut attendre l’année 1786 pour que le quartier se transforme. La fontaine reste telle quelle, mais l’église, qui menaçait de s’effondrer, est finalement démolie. Il en va de même pour le cimetière, jugé trop insalubre, dont les ossements ont été transférés dans les anciennes carrières du sud de la capitale, devenues les Catacombes de Paris. Son emplacement est alors occupé par ce qui va devenir le « marché des Innocents », quelques siècles avant les Halles.
Avec cette nouvelle répartition, la fontaine est ainsi déplacée au centre de la place, où elle se dote d’une image sacrée. Un ingénieur a donc dû la démonter, tandis que les architectes Pyet, Legrand et Molinos conçoivent le nouveau plan de réédification. Elle est alors rénovée en cohérence avec ses anciennes décorations, se dotant d’une quatrième arcade sculptée par Augustin Pajou. L’artiste y ajoute donc trois nymphes, donnant à la fontaine la forme d’un pavillon carré. L’édifice est ensuite surmonté d’un petit dôme constitué de feuilles de métal imitant les écailles de poisson. Quatre lions sont également disposés à chaque angle pour cracher de l’eau du haut de son socle. Et tout autour, un bassin entoure l’édifice surélevé de cinq marches circulaires.
Mais la fontaine n’est pas définitivement tranquille, puisqu’elle est de nouveau déplacée en 1858 lors de la disparition du marché des Innocents. En effet, c’est à cette époque que Baltard prévoit d’installer les Halles de la ville sur cette parcelle : ceux-ci prennent alors la forme d’une dizaine de pavillons et d’un square public, où notre fameuse fontaine a donc pris son emplacement final… à 40 mètres de celui d’origine. Celle-ci se voit agrémentée d’un piédestal composé de vasques en gradins pensées par Gabriel Davioud et devient alors purement décorative. Son exposition surélevée et solitaire lui donne ainsi un aspect mystérieux et intimidant. C’est en 1862 qu’elle est classée monument historique, devenant le bel édifice que l’on connaît aujourd’hui.
Avec ses 468 ans, elle demeure ainsi la plus ancienne fontaine de la capitale, et certainement l’une des plus jolies. Malgré tout, ses bas-reliefs de la Renaissance ont beaucoup souffert des ravages du temps. De plus, son système hydraulique est largement abîmé, si bien que l’eau n’y coule plus depuis 2017. La fontaine aurait donc bien besoin d’une importante restauration, ce que la Mairie de Paris prévoit de faire à partir de l’année 2023.
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