Madame Sans-Gêne est un surnom que l’on connaît bien. S’il incarne le personnage fantasque du vaudeville de Victorien Sardou, il désigne au départ une femme, Marie-Thérèse Figueur – ou juste Thérèse, comme celle-ci se nomme – qui a servi durant vingt-deux ans l’armée française sous la République et l’Empire napoléonien. Connue pour son audace et son franc-parler, elle fait partie des quelques soldates évoquées dans le documentaire Les Oubliées de l’armée, qui ont combattu malgré les interdictions.
La liberté de l’enfance
Marie-Thérèse Figueur voit le jour le 17 janvier 1774 à Talmay, près de Dijon. Sa mère, Claudine Viard, meurt des suites de son accouchement ; une absence douloureuse qu’elle évoquera dans ses mémoires : « J’ai été de ces enfants qui ne doivent jamais connaître la douceur de dire maman ». Celle-ci grandit alors aux côtés de son père François Figueur, un meunier qui s’est remarié, avant de disparaître lorsqu’elle n’a que neuf ans. La jeune fille est finalement confiée à son oncle Joseph Viard, un sous-lieutenant dans le régiment de Dienne-Infanterie qui devient son tuteur.
Dès son enfance, Thérèse Figueur raconte ses aspirations précoces pour le militarisme : « J’étais un vrai diable de fille, habituée à grimper sur les chevaux de mon père » écrit-elle, à une époque où elle s’énamoure d’ailleurs d’un soldat qui rendait souvent visite à son père. Durant ses jeunes années, Figueur mène une vie libre et « innocente », faisant l’école buissonnière pour errer avec son ami Clément Sutter, qu’elle épousera en 1818. Mais lorsqu’elle part vivre à Avignon avec son oncle, celle-ci est placée durant un temps chez une blanchisseuse pour apprendre le métier, ce qui ne manque pas de l’ennuyer : « Le goût d’une vie active, errante […] reprenait à chaque instant le dessus ».
De cantinière à soldate
Lorsque la Révolution française éclate, Thérèse Figueur a 15 ans et se désintéresse de la politique, bien qu’elle se reconnaisse une affinité pour le royalisme. Mais alors que les girondins affrontent les jacobins et instaurent le fédéralisme en France, son oncle est appelé à les aider dans une compagnie de canonniers. La jeune fille devient ainsi le bras droit de l’ancien militaire, qui l’autorise à se vêtir en homme pour traverser la campagne à ses côtés : « On leva dans la boutique un coupon de drap bleu de roi, on m’en fit un habit de canonnier. […] Le frac endossé, le briquet au côté, et sur le front ce tricorne républicain que je portais en casseur d’assiettes, j’entonnai le Réveil du peuple avec la masse de nos canonniers fédéralistes. […] Le démenti étant donné à la nature qui s’était amusée à me créer femme. Ma vocation venait de se prononcer : Thérèse Figueur était soldat ».
Mais la défaite des fédéralistes conduit la jeune fille et son oncle à la prison en 1793. Les jacobins lui posent alors un ultimatum : soit elle est exécutée, soit elle sert la République à leurs côtés. En premier lieu, Figueur se montre insolente en répondant à son interlocuteur : « ta République est un tas d’assassins, parce que ta Convention a tué le roi ». Menacée de plus belle, elle finit toutefois par accepter en échange de la liberté de son oncle, et du don d’un cheval. Elle apprend alors à le monter et à manier les armes. D’après ses mémoires, c’est à cette époque qu’un sous-lieutenant lui donne le surnom de « Sans-Gêne » en raison de son franc-parler.
Dès le 9 juillet 1793, à l’âge de 19 ans, celle-ci devient alors cantinière dans la Légion des Allobroges commandée par le colonel Pinon. Mais elle prend rapidement les armes, obtenant la reconnaissance et l’estime de ses camarades sur le camp, dont son général en chef. Bien qu’un décret du Comité de Salut public interdit le service militaire des femmes, ses officiers de l’armée signent une pétition afin qu’elle puisse obtenir une exception : « Entourée de tous ces hommes, la femme avait repris son empire, le simple soldat avait disparu », note-t-elle.
La femme « Sans-Gêne »
Admirée pour son courage et son agilité, Thérèse Figueur évolue rapidement au sein de l’armée, devenant cavalière des 15e et 9e régiments des dragons. Ainsi, elle sert durant une vingtaine d’années, participant à la majorité des campagnes qui se tiennent entre 1792 à 1798. Ses supérieurs reconnaissent en elle un « brave dragon », sauvant la vie d’un général en plein combat. En 1811, le général Quesnel la recommande d’ailleurs dans un courrier : « sa conduite militaire est digne d’éloges au-dessus de son sexe ». Son sexe, Figueur tente de le cacher à plusieurs reprises sur les camps, notamment pour faire les yeux doux à certaines jeunes femmes rencontrées dans des guinguettes. Mais malgré ses audaces, la soldate fait face aux violences de la guerre, et est affaiblie par plusieurs blessures et emprisonnements.
En 1800, elle obtient alors une pension pour se reposer quelque temps à Chalon-sur-Saône, puis à Paris. Mais la soldate n’a pas dit son dernier mot : « Je me dis qu’un casque valait décidément mieux que cornette, que vingt-huit ans n’était pas l’âge d’entrer aux Invalides, et je songeai à reprendre du service ». Elle reste toutefois une curiosité dont on parle dans les salons de la capitale, si bien qu’elle est invitée à dîner chez Joséphine et Napoléon Bonaparte, alors Premier Consul. Se souvenant de leur rencontre lors du siège de Toulon, celui-ci finit par conclure « Mademoiselle Figueur est un brave ».
Une oubliée de l’armée
En 1818, Thérèse Figueur finit par prendre sa retraite à l’âge de 41 ans. Installée à Paris, elle tient un restaurant pour gagner sa vie, et revoit Clément Sutter, qui est lui-même soldat. Celui-ci la demande alors en mariage, une nouvelle qui la ravit autant qu’elle l’inquiète : « J’avais pour Clément une affection sincère ; mais tel était mon goût pour la liberté que le matin du jour de mon mariage je réfléchissais encore ». Le couple se marie finalement en juillet 1818 : leur vie commune, Figueur en parle avec beaucoup de joie et de tendresse. Mais celle-ci se termine onze ans plus tard, lorsque Clément Sutter disparaît.
Ses dernières années, Figueur les passe à l’hospice des Petits-Ménages à Paris, où elle retrace sa vie sous le titre Les Campagnes de mademoiselle Thérèse Figueur, qui seront publiées en 1842. Désormais seule et démunie, celle-ci conclut avec un certain pessimisme : « Hélas ! À quoi sert-il de faire des projets, et qu’est-ce que le bonheur ici-bas ? ». Figueur disparaît le 4 janvier 1861 dans une parfaite indifférence. Oubliée, celle-ci revient dans les mémoires grâce au vaudeville Madame Sans-Gêne (1893) de Victorien Sardou, qui ne lui rend pas tout à fait hommage puisqu’il préfère, pour des raisons dramaturgiques, surnommer ainsi la maréchale Lefebvre, Catherine Hubscher. Un choix qui laisse derrière lui une confusion autour du surnom « Madame Sans-Gêne », et qui jette un voile sur l’histoire singulière d’une femme devenue soldate.
Romane Fraysse
À découvrir : les mémoires de Thérèse Figueur, et le documentaire Les Oubliées de l’armée en ligne.
À lire également : Les combats de La Fronde, premier quotidien français dirigé par des femmes
Image à la une : Anonyme, Thérèse Figueur – © Musée Bonaparte / Bruno François