Le cinéma est une expérience, et comme toute expérience, elle engage une transformation. De cela, Germaine Dulac (1882-1942) en était convaincue : à la fois journaliste, théoricienne, réalisatrice et productrice, celle-ci est considérée comme l’une des pionnières du cinéma d’avant-garde. Au gré de ses expérimentations, la cinéaste a toujours défendu le septième art comme un moyen d’explorer la vie intérieure tout en éveillant des réflexions sociales.
Des débuts journalistiques
C’est le 18 novembre 1882 que Charlotte Élisabeth-Germaine Saisset-Schneider voit le jour dans une famille aidée installée à Amiens. Celle-ci suit d’abord ses parents de ville en ville lors des mutations de son père officier, avant d’être confiée à sa grand-mère qui habite Paris. Très tôt, la jeune fille reçoit une éducation bourgeoise : elle se forme à la danse, au chant, à la musique, et se rend régulièrement à l’opéra où elle admire les compositions de Richard Wagner, Claude Debussy et Frédéric Chopin.
Toutefois, les convictions progressistes de sa grand-mère la mènent à s’intéresser à des œuvres plus modernes, sans pour autant renier sa formation classique. Ainsi, la découverte des danses serpentines de Loïe Fuller fait germer de premières réflexions sur l’esthétique du mouvement. Après son mariage en 1904 avec le romancier Albert Dulac, ladite « Germaine Dulac » se lance dans une carrière de journaliste et critique de théâtre – écrivant elle-même une dizaine de pièces. Ayant des sympathies pour le milieu socialiste et féministe, elle écrit entre 1906 et 1913 dans les journaux engagés La Fronde et La Française dans lequel elle soutient le droit de vote des femmes. Mais sa rencontre avec le mime Georges Wague et la danseuse-étoile Stacia de Napierkowska vont progressivement l’ouvrir au monde naissant du cinéma.
Inventer un nouvel art
Dès 1915, Germaine Dulac s’essaye au cinéma avec un premier film : Les Sœurs ennemies. Enthousiaste, elle fonde alors la maison de production DH Films avec son mari et la romancière Irène Hillel-Erlanger, qui devient sa scénariste. Elle réalise alors plusieurs autres courts-métrages, tels que Venus Victrix ou la série de six épisodes Âmes de fou, ainsi que le moyen-métrage La Cigarette qui porte encore l’empreinte du théâtre. Toutefois, la cinéaste commence à vouloir représenter la vie intérieure de ses personnages féminins, une thématique récurrente de sa filmographie.
Progressivement, Dulac s’éloigne de la narration théâtrale pour défendre le cinéma comme un art en soi. Proche des courants d’avant-garde, elle se lie d’amitié avec le critique Louis Delluc, et réalise La Fête espagnole (1919) dont il est le scénariste. Loin des habituelles adaptations littéraires, cette œuvre, considérée comme l’un des premiers films expérimentaux français, sera plus tard qualifiée « impressionniste » par Henri Langlois.
En parallèle de ses écrits sur le cinéma, Dulac poursuit ses expérimentations en réalisant deux films non narratifs qui cherchent davantage à exprimer les mouvements de la pensée et du rêve : L’Invitation au voyage et La Coquille et le clergyman. Considéré comme le premier film surréaliste, ce dernier suscite un scandale lors de sa sortie au cinéma des Ursulines, où celle-ci reçoit les insultes d’André Breton et Louis Aragon lui reprochant d’avoir trahi le texte d’Antonin Artaud. Déterminée, Dulac poursuit ses recherches cinématographiques, et réalise plusieurs courts-métrages formalistes associant images abstraites et musiques, comme Disque 957 ou Thèmes et Variations.
Le cinéma de l’intériorité
Si Henri Langlois qualifiait a posteriori l’œuvre de Germaine Dulac d’impressionniste, celle-ci défendait avant tout un « cinéma pur ». Dans La Coquille et le clergyman, la cinéaste use de nombreux effets de flou, de montage, de surimpressions ou de déformations pour exprimer un langage psychologique, celui de sensations intimes, voire d’hallucinations. Il en va de même pour son émouvant film La Souriante Madame Beudet (1923), dans lequel ces différentes techniques sont utilisées de manière plus subtile, pour évoquer les désarrois d’une femme au mariage malheureux.
En cela, le cinéma de Dulac ne peut être dit « impressionniste », puisqu’il semble aller au-delà des impressions visibles en pénétrant dans l’irrationalité de l’esprit humain. En 1923, Dulac déclare d’ailleurs dans le journal Mon Ciné : « Le cinéma n’est pas un art pour exprimer des actes purement extérieurs, mais pour visualiser les moindres nuances de l’âme, dans sa vie intérieure ».
Dans de nombreux articles critiques, la cinéaste tente de donner une définition à cette nouvelle forme d’expression et cherche, par-là même, à rompre définitivement avec le théâtre : « Sa véritable esthétique, nous la trouvons hors la littérature, hors la musique, hors l’intellectualisme, dans le mouvement et sa cause » (Le cinéma, art des nuances spirituelles). Ainsi, sous la plume de Dulac, le cinéma est un « mouvement », « une pure symphonie visuelle », qu’elle est l’une des premières à qualifier comme un art à part entière.
Pour un cinéma politique
Engagée dès sa jeunesse dans les combats socialistes, Germaine Dulac fait transparaître ses convictions dans certains de ses films, notamment son féminisme : elle explore fréquemment la psychologie féminine, dépeint des femmes esseulées, lassées et incomprises par leur mari. Alors qu’elle divorce en 1920, elle participe activement aux premiers ciné-clubs et cofonde le Club français du cinéma aux côtés de Louis Delluc. Mais avec l’arrivée du cinéma sonore, les productions indépendantes se font rares, et Dulac préfère délaisser la fiction, devenant directrice adjointe des Actualités Gaumont de 1933 à 1940.
En 1936, elle préside la Fédération française des ciné-clubs, soutenant le cinéma comme un outil pédagogique pour éduquer le peuple. Professeur à l’école de Vaugirard, une école technique de la photographie et de la cinématographie à Paris, Dulac y défend un cinéma social opposé au simple divertissement : « Il instruit, il éduque, il propage. […] Il peut, et c’est là son but supérieur, développer le rêve (côté artistique), préciser les faits exacts (côté scientifique et éducateur) et susciter, dans l’un ou l’autre cas, l’émotion ou la réflexion ». Disparue en 1942, Dulac a maintenu toute sa vie un engagement cohérent, alliant le journalisme critique, la création cinématographique et la lutte sociale dans un élan de pureté.
Romane Fraysse
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Image à la une : L’actrice Stacia Napierkowska en 1921 – © Getty