Organisée au sein des ateliers de Nadar, l’exposition de 1874 est souvent citée comme le manifeste des impressionnistes. Pourtant, Claude Monet, Auguste Renoir, Edgar Degas, Berthe Morisot, Alfred Sisley et Camille Pissarro ne se réclament d’aucune école. Associés sous le titre de “Société anonyme des artistes peintres, sculpteurs et graveurs”, ceux-ci ont surtout à cÅ“ur d’être libres d’exposer leurs Å“uvres singulières sans l’aval des salons officiels, jugés trop conservateurs.
Des artistes qui s’exposent
L’exposition qui se crée en 1874 n’a en réalité rien d’officiel. Elle révèle surtout le désir d’un groupe de peintres, sculpteurs et graveurs d’exposer leurs œuvres rejetées par les salons pour leur manque d’académisme. Ceci n’est pas nouveau, puisqu’un grand nombre de mouvements contestataires ont vu le jour aux décennies précédentes : à commencer par celui du peintre Gustave Courbet qui, après d’être vu refusé trois toiles à l’Exposition universelle de 1855, a décidé de construire son propre Pavillon du réalisme sur l’avenue Montaigne pour y exposer ses œuvres.
Quelques années plus tard, en 1862, Louis Martinet et Théophile Gautier décident de créer la Société nationale des beaux-arts et d’organiser un salon annuel, en rupture avec le Salon officiel. Cela afin de rendre les artistes plus autonomes dans la mise en vente de leurs œuvres, sans dépendre des commandes publiques. Puis, en 1863, c’est le fameux Salon des refusés, premier vrai événement contestataire, qui va ouvrir la voie aux revendications d’un art original et personnel.
Mais celle que l’on a surnommée a posteriori la « première exposition des impressionnistes » a toutefois marqué une étape supplémentaire. Elle concrétise l’idée de permettre aux artistes d’exposer eux-mêmes lors d’un événement, une idée née avec la création de la Société anonyme des artistes peintres, sculpteurs et graveurs en 1873.
La création d’une société anonyme
C’est donc le 27 décembre 1873 que plusieurs artistes décident de s’associer de manière anonyme au sein de cette fameuse société coopérative : il s’agit de Claude Monet, Auguste Renoir, Alfred Sisley, Camille Pissarro, Edgar Degas et Pierre Prins. Loin de vouloir fonder une école, leur premier désir est surtout d’organiser eux-mêmes une exposition, lors de laquelle la société recevra un dixième des ventes. C’est en tout cas les conditions citées dans la charte qu’ils signent le jour même, au sein des ateliers du Nadar. Pourquoi ce lieu-ci ? Car le photographe, ami de certains de ces artistes, et lui-même défenseur des modernités, est en difficulté financière cette année-là . Il accepte alors de leur louer ses vastes ateliers situés à l’angle de la rue Daunou et du boulevard des Capucines.
Les artistes de la Société, bientôt rejoints par Berthe Morisot, choisissent alors ces ateliers éclairés par de grandes verrières pour accueillir leur première exposition. Celle-ci est alors prévue du 15 avril au 15 mai 1874, en même temps que le Salon de peinture et de sculpture qui les a refusés. L’événement ne porte alors aucune appellation, et sera surnommé bien après la « première exposition des impressionnistes » par les critiques d’art.
Les débuts des « impressionnistes »
Si les membres de la Société exposent leurs propres œuvres, ils convient aussi d’autres artistes à les rejoindre. Du 15 avril au 15 mai 1874, sous la verrière des ateliers de Nadar, le public découvre ainsi 165 œuvres de 30 peintres, sculpteurs et graveurs, dont certains restent relativement classiques. En effet, contrairement au Salon des refusés, Edgar Degas a décidé de faire participer certains artistes académiques, tels que Louis Debras ou Alfred Meyer, afin d’attirer un plus grand nombre de personnes – une décision à laquelle Claude Monet s’oppose.
À côté de ces quatre-là , on trouve également quinze Å“uvres d’Eugène Boudin, trois de Paul Cézanne, neuf de Berthe Morisot, cinq de Camille Pissarro, sept d’Auguste Renoir, cinq d’Alfred Sisley ou trois d’Armand Guillaumin, pour la plupart ensuite rassemblés sous le nom d’« impressionnistes ». C’est bien sûr ces artistes qui retiennent l’attention pour leurs expérimentations, critiquées par les contemporains, encensées par les générations suivantes, si bien que les autres participants non impressionnistes sont ensuite qualifiés de « petits maîtres ».
Les esclandres de la presse
C’est lors de cette exposition que le critique d’art Louis Leroy invente le néologisme « impressionniste » en s’inspirant du fameux tableau de Claude Monet, exposé pour l’occasion : Impression, soleil levant. Dans son article « L’exposition des impressionnistes » publié dans Le Charivari le 25 avril 1874, celui-ci témoigne sur un ton sarcastique de sa visite dans l’exposition avec un certain M. Joseph Vincent, dont il partage les réactions : « Devant Le Boulevard des Capucines de Monet : “Ah ! Ah ! s’écria-t-il à la Méphisto […] en voilà de l’impression […] mais ces taches ont été obtenues par le procédé que l’on emploie pour le badigeonnage des granits”. Â[…] Il était réservé à Monsieur Monet de lui donner le dernier coup. “Ah, le voilà , le voilà s’écria-t-il devant le numéro 98. Je le reconnais. Le favori de papa Vincent ! Que représente cette toile ? Voyez au livret : Impression, soleil levant — Impression, j’en étais sûr. Je me disais aussi : puisque je suis impressionné, il doit y avoir de l’impression là -dedans” ». En se moquant de Monet, mais aussi des autres « impressionnistes », Louis Leroy ne se doute pas qu’il est en train de les graver dans l’histoire.
Bien sûr, les caricaturistes se déplacent aussi en grand nombre pour ironiser sur ces artistes. Cham récupère le nom d’ « impressionnistes » dans un dessin également publié dans Le Charivari, où l’on voit des visiteurs effrayés à la découverte de « la peinture impressionniste ».
Si l’on retient souvent ces railleries, d’autres critiques de l’époque ont aussi à cœur de défendre cet art d’un nouveau genre. C’est notamment le cas d’Ernest d’Hervilly, Léon de Lora ou Jean Prouvais qui, le 20 avril, évoque l’exposition comme « une entreprise audacieuse, qui à ce titre, aurait droit à nos sympathies » dans Le Rappel.
Tout en confondant Manet et Monet, Ernest Chesneau célèbre quant à lui « l’animation prodigieuse de la voix publique, le fourmillement de la foule sur l’asphalte » dans Le Boulevard des Capucines. Une reconnaissance à laquelle l’histoire donnera raison.
Romane Fraysse
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Image à la une : Claude Monet, Impression, soleil levant, 1872