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Jusqu’au 21 août 2022, le musée Marmottan Monet présente une exposition joliment nommée le « Théâtre des émotions ». Aux mains de l’historien de l’art Dominique Lobstein et de l’historien Georges Vigarello, ce parcours a le mérite d’aborder une autre vision de l’histoire de l’art, dans toute sa complexité. Car les deux commissaires tiennent à rappeler que l’émotion reste une notion délicate, qu’ils désirent différencier de la passion furtive. Ici, il est surtout question de dévoiler un approfondissement de l’intériorité dans l’histoire de la peinture. Entre le pudique mouchoir d’une Sainte Madeleine en pleurs et la gueule ouverte de La Suppliante cubiste, le postulat de l’exposition est lancé dès l’ouverture.
La pudeur : cacher les émotions
Ce grand théâtre orchestré par les deux commissaires nous plonge dans la pudeur des premiers feux médiévaux. L’amour courtois fait son entrée dans la littérature et apporte son flot de lyrisme, mais toujours avec délicatesse. Dans la première salle, on est accueilli par deux fiancés peints par Bartholomäus Bruyn l’aîné. Bientôt unis, mais chacun dans son cadre. Leurs deux portraits dévoilent des visages lisses, le regard lointain et impassible. Point d’allusion aux sentiments qui les traversent, à leur possible complicité, et encore moins au plaisir de la chair. Non, car les émotions sont pour le moment déchargées par le seul biais de symboles : lui tient une montre en signe d’engagement, elle présente une fleur pour dire sa fertilité.
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Non loin d’eux est présenté un ouvrage décisif pour l’époque : l’Iconologie de Cesare Ripa qui servira de répertoire aux peintres durant plusieurs siècles. C’est là qu’est illustré, ordonné et décrit chaque objet avec sa charge symbolique. En l’associant à une Vanité de Philippe de Champaigne – d’un siècle, certes, postérieur – Georges Vigarello insiste sur la force émotionnelle de ce genre pictural en vogue dès 1620. Chargée d’évoquer la brièveté de la vie, cette nature morte nous ramène à la vibration de l’instant à travers d’intenses allégories.
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Dans ce premier acte, on découvre aussi une gravure de Dürer qui devrait être remplacée au cours de l’exposition – Le Cavalier, la Mort et le Diable, puis Melancholia. On regrette tout de même de ne pas être davantage ancré dans une réflexion historique : si la pudeur a trouvé sa forme, elle gagnerait à être déchiffrée à la lumière de son contexte religieux. Les deux commissaires, pourtant historiens, semblent faire l’impasse sur cette période. Et cela attise d’autant plus notre curiosité : identifier les émotions dans un tableau, n’est-ce pas aussi une question d’époque ? Notre regard contemporain est-il à même de déceler réellement toute la charge affective transmise par les peintres d’un siècle si différent du nôtre ? Au-delà de la question de la représentation, cela mériterait peut-être de creuser vers une histoire de l’idéologie et de l’imaginaire.
L’expression : libérer les émotions
En traversant la Renaissance, les visages semblent se mouvoir petit à petit. Le modèle gagne en profondeur et prend vie. Son psychisme est exprimé par ses expressions, ses postures, encore discrètes dans la peinture religieuse, encore fidèlement attachée aux symboles. Ainsi, Johannes Moreelse ne représente pas Marie-Madeleine, premier témoin de la résurrection du Christ, sans un crâne sur lequel elle médite. Son regard part de biais, ses sourcils sont froncés, indiquant timidement la vive réflexion à laquelle elle se prête.
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A côté d’elle, en revanche, une Joconde d’après Leonard de Vinci nous interpelle. Celle dont la moue continue inlassablement de questionner les historiens semble tomber à pic. L’émotion se dessine sur son visage mystérieux sans parvenir à trancher entre le vague à l’âme ou le sourire moqueur. Une manière pour les commissaires d’introduire ce deuxième acte en souhaitant montrer une rupture avec la période précédente : désormais, la complexité du visage se dessine. Les premiers chefs-d’œuvre du portrait voient le jour. Et il aurait sûrement été pertinent de relever un autre détail, celui du regard. Car c’est à partir de la Renaissance que les personnages commencent à nous fixer dans le blanc des yeux, ce qui n’est pas anecdotique dans l’histoire des émotions et de leur transmission.
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Peu à peu, la peinture cherche donc à exprimer le psychisme des personnages, au risque parfois de tomber dans des représentations caricaturales. Au XVIIe siècle, Charles Le Brun constitue un véritable répertoire à travers une série de dessins codifiant chaque émotion avec sa Méthode pour apprendre à dessiner les passions. Un travail conséquent qui le mène à étudier les différents muscles convoqués et la spécificité des expressions faciales. Dans cette mouvance, Johann Caspar Lavater étudie quant à lui le corps comme moyen d’extérioriser les affects. On ne croyait pas rencontrer le célèbre Verrou de Fragonard, dont la scène galante s’apparenterait plutôt de nos jours à un viol. Mais en se concentrant uniquement sur sa composition esthétique, Georges Vigarello y porte un regard intéressant en relevant l’intensité physique et le dynamisme d’ensemble du tableau. Draps froissés, basculement des corps, symboles dispersés : on pénètre un univers d’émotions, aux portes de l’exacerbation propre au romantisme.
Le sensible : sonder l’émotion
En entrant dans le XIXe siècle, on sent tout de suite les deux commissaires dans leur élément. Et pour cause : qu’est-ce que le romantisme, s’il n’est pas l’apogée d’une peinture des émotions ? Au lendemain des Lumières, l’individu prend peu à peu le pas sur l’esprit de groupe : on s’intéresse au libre-penseur, à la personnalité sentimentale jusqu’à la naissance de l’intellectuel engagé. On plonge ainsi dans un enrichissement de l’intériorité, et on lui assigne une notion d’infini. Les affects débordent au-delà de l’enveloppe corporelle : le personnage est pris dans un tout intense et vibrant.
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En cela, il est intéressant de nous confronter à l’idée du sublime avec la Scène fantastique de la saga norvégienne de Knut Baade. Cette tempête déchaînée reflète les sentiments d’effroi et de fascination du personnage, ce que l’on nomme ingénieusement le « paysage-état d’âme ». En face, les touchants Amoureux d’Emile Friant s’épanchent quant à eux dans une nature calme et harmonieuse. Dans leurs secrètes confidences, ces deux amants ne se dévoilent qu’à moitié. Pourtant, le peintre parvient à exprimer une complicité singulière, qui enrichit encore la palette des émotions et les degrés de représentation.
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Ce n’est donc pas un hasard si le XIXe siècle marque aussi la naissance des théories de l’inconscient. En appui de ces nouvelles études, la photographie permet d’analyser les expressions faciales et corporelles dans une approche plus scientifique. Les neurologues Jean-Martin Charcot et Paul Richer s’en servent ainsi pour mener leurs recherches sur l’hystérie. Cette nouvelle approche témoigne de la nouvelle psychiatrie, désormais lucide sur le mystère de notre intériorité.
Le trauma : fuir les émotions
Dans cette période d’instabilité politique et d’industrialisation progressive, la fin du XIXe siècle est gagnée par un certain nombre de fléaux sociaux. Avec le naturalisme, Zola décrit une société en pleine dégénérescence, dans laquelle les individus héritent des tares de leurs ancêtres et subissent les injustices de leur classe. Les commissaires auraient ainsi pu tomber dans le piège d’une étude des émotions uniquement idéaliste. Mais ce n’est pas le cas. Ils explorent ici une conception plus matérialiste, où l’émotion est déterminée par la société dans laquelle évoluent les individus. Un certain André Devambez fait ainsi le portrait de ces Incompris désespérés et marginaux, aux visages creusés par les ravages de la vie.
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Mais avec l’atrocité de la Grande Guerre, l’émotion devient de plus en plus dure à exprimer. L’horreur est marquée à jamais sur les « gueules cassées » que l’on tente de reconstituer avec l’aide des artistes. Ce qui est désormais indicible quitte les lignes du dessin pour s’exprimer par la fragmentation des couleurs. Le paysage-état d’âme des romantiques se transforme alors en un univers chaotique et fractionné reflétant le bouleversement psychique. Pour illustrer cette fuite des émotions, les deux commissaires exposent le Portrait visionnaire de Hans Richter, dans lequel la violence du visage s’exprime à travers l’explosion de couleurs vives.
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L’intériorité ne s’ouvre donc plus comme avant. Elle se refoule et s’exprime avec détournement. Le surréalisme donne ainsi naissance à des images inattendues et déroutantes, comme le visage entrevu dans Las Llamas, Llaman de Salvador DalÃ. Et dans ce siècle mécanique et robotisé, l’individu perd peu à peu son âme. Les personnages semblent désincarnés jusqu’à perdre toute identité, à l’instar des Otages de Jean Fautrier. L’apogée advient alors avec le Monument de Christian Boltanski, que Dominique Lobstein se réjouit d’exposer en clôture de l’exposition. Ici, l’émotion du créateur disparaît au profit d’un assemblage d’artefacts convoquant notre mémoire collective. En visant à lutter contre l’oubli des disparus de la Seconde Guerre Mondiale, l’œuvre provoque une indignation en éclairant les visages de ces victimes anonymes. Une installation sombre, mais tout de même vectrice d’émotions, qui nous interroge sur la suite de cette histoire : aujourd’hui, à l’ère de Jeff Koons, quelle place réserve-t-on réellement aux affects ?
Romane Fraysse
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