« Ce sont les autres […] qui […] réveillent notre mémoire et nous révèlent à nous-même ». De l’intérieur vers l’extérieur, ces traversées entre le public et l’intime, entre le commun et le personnel, animent la littérature d’Annie Ernaux. Jusqu’au 26 mai 2024, la Maison européenne de la photographie met en dialogue des fragments de son Journal du dehors avec une sélection de photographies issues des collections. Entre les mots et les images, les nations et les époques, l’exposition révèle toute la puissance de l’imaginaire collectif vu du « dehors ».
Entre texte et image
L’idée de cette exposition a tout d’abord germé dans l’esprit de la commissaire britannique Lou Stoppard. Venue à Paris pour une résidence de recherche au sein du service des collections de la Maison européenne de la photographie, celle-ci fait la rencontre d’Annie Ernaux, et s’intéresse à ses écrits. À la découverte du Journal du dehors écrit en 1993, la commissaire s’interroge alors sur le lien qui pourrait être établi entre l’image et le texte, en puisant dans des photographies des collections et des scènes de vie minutieusement analysées sous la plume de l’écrivaine.
Si Ernaux assure ne pas avoir « le désir de photographier, mais de regarder », cette mise en dialogue avec d’autres œuvres visuelles l’intéresse. Elle a ainsi laissé le choix à Lou Stoppard de sélectionner les photographies, sans se limiter sur une époque ou un pays. Datant des années 1940 à 2021, les images de l’exposition présentent des scènes urbaines en France, en Amérique du Nord, en Italie, au Japon ou à Singapour. L’ensemble est ainsi rassemblé dans cinq salles, qui suivent les thématiques abordées par l’écrivaine dans son Journal.
La perméabilité des extérieurs
Dans la première salle, notre regard se tourne directement vers une grande image tout en contraste de Marie-Paule Nègre, titrée Jardin du Luxembourg. On y voit les silhouettes noires de plusieurs passants qui se détachent dans la brume blanche du paysage. À côté d’elle, d’autres photographies de Gianni Berengo Gardin, Kheng-Li Wee ou Claude Dityvon jouent sur l’ambiguïté entre l’intérieur et l’extérieur : celle des espaces urbains, parfois délimités par une vitrine, mais aussi celle des personnages, scrutant parfois l’objectif ou lui tournant le dos.
Ces images interrogent alors la limite entre le public et l’intime à travers l’entrecroisement quotidien de vies. Dans la salle, un mur entier est dédié à des extraits du Journal du dehors, exposés sur de grandes feuilles blanches. Chaque feuille relate des instants, des comportements, des bribes de paroles attrapées sur le vif, tant de moments de vie dont Ernaux révèle la dimension universelle à travers une réflexion sociologique.
Pour l’écrivaine, c’est en observant l’extérieur que l’on apprend le mieux à se connaître : « Ce sont les autres, anonymes côtoyés dans le métro, les salles d’attente, qui par la colère, l’intérêt ou la honte dont ils nous traversent, réveillent notre mémoire et nous révèlent à nous-même ».
Des traversées dans la ville
Dans la troisième salle, il est cette fois question de « traversées » dans les espaces urbains, au fil des rues, le long des rames de métro, ou dans les escaliers d’un supermarché. Dans Le Journal du dehors, Annie Ernaux évoque cette manière dont les passants nous traversent dans notre vie quotidienne, et analyse de quelle manière cette relation, bien que distante, porte en elle une force révélatrice qui nous relie : « […] noter les gestes, les attitudes, les paroles de gens que je rencontre me donne l’illusion d’être proche d’eux. […] Peut-être que je cherche quelque chose sur moi à travers eux ».
Plusieurs photographies illustrent ainsi cette idée de « traversées » : celles de Hiro, Dolorès Marat et Ursula Schulz-Dornburg évoquent la réalité des transports en commun, tandis que Harry Callahan s’intéresse au mystère des ruelles d’Aix-en-Provence, dans lesquelles se croisent parfois quelques passants. Cette idée du caractère fragile et hasardeux d’une rencontre fait écho aux textes d’Annie Ernaux, qui désirent immortaliser des instants qui n’ont pas vocation à rester, sans chercher à les expliquer.
Faire société
Bien sûr, il est difficile d’approcher l’œuvre d’Annie Ernaux sans aborder la sociologie. La dernière salle de l’exposition s’intéresse ainsi aux rapports entre classes sociales, à la mémoire collective et à la nécessité de trouver une place parmi les autres. Ainsi, des photographes comme Martine Franck, Janine Niepce, Issei Suda ou Bernard Pierre Wolff interrogent les hiérarchies qui existent insidieusement au sein d’une société. Au-dessus de l’image d’un marché en plein air prise par Clarisse Hahn, on peut lire une citation d’Ernaux : « La sensation et la réflexion qui suscitent les lieux ou les objets sont indépendantes de leur valeur culturelle, l’hypermarché offre autant de sens et de vérité humaine que la salle de concert ».
Comme le cartel l’évoque très justement, face à ces photographies et à ces extraits de texte, le visiteur retrouve « la suggestion de la comparaison », autrement dit, celui-ci s’analyse en observant les comportements des autres. Et c’est bien là la recherche des livres d’Annie Ernaux : remettre en cause nos croyances, révéler avec transparence nos mécanismes de pensée, bref avoir un regard lucide sur soi-même en analysant avec minutie et véracité les vies de l’extérieur.
Romane Fraysse
Extérieurs. Annie Ernaux & la Photographie
Maison européenne de la photographie
5/7 rue de Fourcy, 75004 Paris
Jusqu’au 26 mai 2024
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Image à la une : Marie-Paule Nègre, Jardin du Luxembourg, Paris, 1979. Tirage jet d’encre, 119 x 180cm Collection MEP, Paris. Don de l’auteur en 2014 © Marie-Paule Nègre