La magistrale rétrospective consacrée à Constantin Brancusi au centre Pompidou nous convainc bien d’une chose : il était temps ! Il était temps que le sculpteur moderne d’origine roumaine ait une exposition à la hauteur de son Å“uvre, la dernière datant de l’année 1995. Jusqu’au 1er juillet 2024, le musée rend ainsi hommage à cet artiste total à travers 120 sculptures, des photographies, des dessins, des films et une reconstitution de son mythique atelier de l’impasse Ronsin. L’occasion de retracer l’ensemble d’une Å“uvre pure, symbolique et cohérente, qui s’inscrit dans la quête spirituelle de son créateur.
Pureté de la forme
On entre dans cette exposition comme l’on entrait autrefois dans l’atelier de Constantin Brancusi. La scénographie de Pascal Rodriguez et Floriane Pytel, élégante à souhait, accompagne cette traversée esthétique. Un couloir entièrement noir nous guide avec les mots de Valentine Hugo découvrant l’intrigante impasse Ronsin, où résidait le sculpteur. Ici, le choc esthétique a lieu lorsqu’on pénètre dans la prochaine salle entièrement peinte en blanc. De l’obscurité du noir à la luminosité du blanc, ce contraste brusque nous fait entrer symboliquement dans l’œuvre de Brancusi, qui donne à voir ce qui demeure invisible.
Cette pièce immaculée nous met face à trois Coqs monumentaux, fièrement érigés ; des animaux dont le chant matinal renvoie à l’idée de commencement si chère au sculpteur. Par le choix de cette blancheur soudaine, les scénographes défendent ainsi une approche sensible de l’espace, qui fait écho à l’atelier de Brancusi. Dans une citation inscrite au mur, l’éditrice américaine Margaret Anderson témoigne elle-même de cette clarté saisissante : « Ses cheveux et sa barbe sont blancs, sa longue blouse d’ouvrier est blanche, ses bancs de pierre et sa grande table ronde sont blancs, la poussière de sculpteur qui recouvre tout est blanche ».
Dans cette quête des origines, Brancusi est en recherche d’une pureté des formes. Au dos des trois Coqs, on découvre son chef-d’œuvre, La muse endormie, qui s’anime à travers les multiples reflets de sa surface lisse. En face de cette sculpture, qui incarne en quelque sorte l’apothéose de ses recherches, la prochaine salle présente ses premières ébauches, celles modelées lorsqu’il était l’assistant d’Auguste Rodin, et celles réalisées ensuite en taille directe comme Le Baiser. Inspiré par les Å“uvres antiques, Brancusi cherche ainsi à simplifier les formes afin d’exprimer « l’essence des choses ».
L’atelier, œuvre totale
Le parcours se poursuit avec une longue biographie qui révèle plusieurs périodes de la vie de Brancusi. Cette « ligne de vie » est extrêmement bien documentée grâce aux lettres, articles de presse, factures, photographies et agendas précieusement conservés par l’artiste. On y découvre ainsi ses amitiés avec Erik Satie, les soutiens reçus lors de la polémique autour de Princesse X – une sculpture retirée du Salon des Indépendants de 1920, car jugée trop obscène – mais aussi son goût immodéré pour la danse et la musique. Le sculpteur possédait en effet une collection de 200 vinyles, et organisait dans son atelier des concerts et des spectacles. En 1922, il conçoit notamment un costume pour la danseuse Lizica Codréano, qui invente une chorégraphie autour de ses sculptures, sur la mélodie des Gymnopédies d’Erik Satie.
Artiste total, Brancusi conçoit en effet son atelier comme une œuvre à part entière. Reconstitué en partie au sein de l’exposition, le lieu se dévoile à travers des tabourets en bois, des tables en plâtre, une cheminée en calcaire et de nombreux outils réalisés par ses soins. L’espace se dote alors d’une charge symbolique, et devient un véritable sanctuaire pour l’artiste : chaque sculpture vendue est ainsi remplacée par un tirage au même endroit de la pièce afin de conserver une harmonie d’ensemble.
Obsession et répétition
Obsédé par certaines formes, Brancusi recourt à de mêmes thématiques sous forme parfois sérielle. Au regard des problématiques actuelles, la commissaire Ariane Coulondre aborde l’une des premières énigmes posées par le sculpteur : la frontière entre le féminin et le masculin. Dans la même recherche d’épuration des formes, Brancusi travaille avec acharnement le torse féminin, et peu à peu, ne retient plus que la courbe. C’est dans cette perspective qu’est née Princesse X, qui crée polémique pour sa forme ambiguë évoquant tout aussi bien une vierge qu’une verge. Cette fusion entre les deux sexes renvoie ainsi au mythe de l’androgyne, incarné dans Le Baiser.
Une autre thématique essentielle est celle de l’animal, avec lequel Brancusi privilégie des formes obliques pour les espèces aquatiques (poissons, tortues) ou horizontales pour les volatiles (coq, oiseaux, cygnes). La recherche se trouve alors davantage dans le mouvement : une salle entièrement consacrée à la série des Oiseaux dans l’espace montre bien comment la verticalité et la finesse de la forme évoquent la rapidité d’un envol. Ce mouvement ascendant symbolise en ce sens la recherche spirituelle propre au sculpteur.
Une esthétique de la matière
En dernière partie, l’exposition révèle la complexité de l’œuvre de Brancusi, réfléchie sous tous les angles, dans sa totalité. L’artiste a pour habitude de prolonger ses sculptures en les prenant en photographie dans l’atelier. Là , il saisit les matières, polies ou rugueuses, miroitantes ou opaques, taillées de près ou grossièrement… Une manière de réveiller la dimension tactile de son art, élevé sur des socles qui constituent aussi une œuvre en eux-mêmes. Avec des formes géométriques rappelant les totems, ces supports prennent un aspect esthétique et non seulement fonctionnel, remettant ainsi en cause l’habituelle hiérarchie établie entre « le haut et le bas ».
Ce jeu sur les matériaux est aussi saisissable dans les reflets. À ce propos, l’artiste affirme que « Nous ne voyons la vie réelle que par les reflets ». Ses Å“uvres se constituent donc comme un catalyseur, véritable miroir qui s’ouvre sur l’extérieur au lieu de se limiter à sa forme stricte. Ces réverbérations permettent des dialogues, des animations et des métamorphoses de la sculpture, aussi bien que de l’environnement. Cette réflexion sur le mouvement est explicitée dans sa Léda, sculpture tournant constamment sur un support circulaire. L’art n’a donc rien de statique chez Brancusi, il s’inscrit au sein d’une vaste recherche, tantôt dans une quête spirituelle vers les airs, tantôt dans une introspection solitaire au cÅ“ur de sa propre matière.
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Image à la une : Constantin Brancusi, La muse endormie, 1910 – © Succession Brancusi – All rights reserved Adagp, Paris 2024