Dans le cadre de son exposition « Les 40 ans de Jef Aérosol », nous avons rencontré l’artiste pochoiriste, qui présente plusieurs toiles, ainsi qu’une installation éphémère et immersive, spécialement conçue pour l’occasion. Organisée par la galerie Mathgoth, cette exposition hors-les-murs a lieu jusqu’au 5 novembre 2022.
Cela fait 40 ans que vous produisez des pochoirs tirés d’images de personnalités de la scène underground, mais aussi d’anonymes et d’autoportraits. Quel est votre rapport aux images ?
Les images m’intéressent depuis que je suis gamin. Pour moi, la vie est comme un film, une suite d’images figées ou mouvantes. Cela englobe les affiches et les toiles, tout comme les fringues, les pochettes de disque, les instruments de musique… Toute cette culture underground rassemble, selon moi, des images de la beauté. J’y trouve une certaine forme d’élégance. Pourtant, on pourrait dire que les pochettes de vinyles punk sont l’inverse de la beauté, mais ce qui m’intéresse, c’est justement cette esthétique du chaos, de la déchirure, de l’à peu près.
Le rock et le punk vous ont influencé, de votre style vestimentaire à votre pratique de la guitare. La musique est-elle aussi celle qui vous a lancé à faire vos pochoirs ?
Sans la musique, il n’y aurait pas de peinture. Elle est directement liée à mes créations. Toutes les images qui m’ont aiguillonnée renvoient à la musique, non pas aux musées. Bob Dylan, les Clash, les Sex Pistols… Leurs sons m’intéressaient autant que leur image, leurs pochettes de disque ou leurs affiches qui répandaient une esthétique de la photocopie basique, chaotique. Le mouvement punk m’a ouvert à cet amour pour la production brute et immédiate. Je suis allé à un concert des Clash en 1981 et j’ai découvert Futura 2000 en train de bomber sur scène : c’était la première fois que je voyais une bombe aérosol et que quelqu’un s’en servait pour créer une œuvre. Les pochoirs, j’en trouvais aussi sur les chemises de Mick Jones. Ils étaient inspirés des œuvres d’Andy Warhol et Jackson Pollock. C’est à ce moment que j’ai eu envie de faire mes premiers « photographismes ».
Pouvez-vous définir ce qu’est le « photographisme » ?
C’est un néologisme qui m’est venu en créant. À la fin des années 1970, les photographies peuplaient de plus en plus les magazines et les affiches. Elles m’inspiraient et j’avais envie d’en faire le point de départ de mes créations. J’ai donc pioché dans ces images, et j’en prenais aussi moi-même. Puis j’ai commencé à en bidouiller avec des photocopies et des photomatons. Je faisais de la xérographie, qui consiste à poser des objets directement sur la vitre du photocopieur. Une sorte de prise de vue sans appareil photo. Et cela créait un effet intéressant. Ce n’était pas les photocopieuses numériques actuelles : à l’époque, elles fonctionnaient avec de la poudre d’encre, ce qui permettait de rendre les visuels très stylisés avec des aplats noirs et contrastés. J’aimais utiliser des outils utilitaires qui n’avaient pas vocation à la création artistique. J’y ajoutais quelques fois des traces de peinture, de petits motifs. Cette métamorphose de l’image, je l’ai donc appelée le « photographisme », autrement dit, l’alliance de la photo et du graphisme.
Vous faites partie de la première vague de street-art du début des années 1980, parmi d’autres pochoiristes comme Blek le rat, Futura 2000 et Miss Tic. Comment ce mouvement a-t-il évolué depuis ?
L’intrusion d’images dans l’espace public est une pratique qui a toujours existé, depuis l’homme des cavernes. Mais un vrai mouvement a commencé à surgir durant les années 1960. À cette époque, les artistes se comptaient sur les doigts de la main : on peut notamment citer Ernest-Pignon-Ernest comme l’un des grands précurseurs. Puis, dès les années 1980, le punk a peu à peu rassemblé tout un groupe parisien auquel j’ai appartenu avec ceux que vous avez cités, mais aussi VLP, Banlieue-Banlieue, Nuklé-Art, Epsylon Point, SP 38 ou Speedy Graphito. On parlait alors de « bombage », de « graffiti art » ou de « peintres sauvages ».
Puis, dans les années 1990, il y a eu une déferlante de hip-hop et de rap qui a amené une nouvelle génération de street-art : les graffiti et les tags ont alors remplacé les pochoirs et le mouvement punk. Puis, les années 2000 ont finalement vu resurgir le pochoir avec des personnalités célèbres comme Banksy, qui nous ont remis sur le devant de la scène. Les nouveaux pochoiristes pouvaient alors profiter d’Internet et des moyens de communication que nous n’avions pas à l’époque. Cela a changé la visibilité sur cet art, que l’on commence à nommer « art urbain », et qui s’exporte dans différents endroits du monde.
Vous exposiez dès les années 1980. N’étiez-vous pas réfractaire à cette entrée du street art dans les galeries ?
En effet, dès 1985, on a été sollicité pour des ventes aux enchères et on a exposé chez Agnès B., puis dans plusieurs galeries. J’ai aussi publié plusieurs ouvrages avec mes pochoirs, comme Vite fait, bien fait chez les éditions Alternatives, ou Pochoir à la une. Pour autant, on n’était pas reconnu. Ce n’était pas évident d’être pris au sérieux à l’époque.
Mais je n’ai jamais été réfractaire à l’entrée de mes pochoirs dans des institutions, comme ont pu ensuite l’être les tagueurs et les graffeurs. À cette époque, on était un petit groupe d’artistes très demandeur d’expositions et de reconnaissance muséale. Nous n’étions absolument pas fermés au fait de vendre notre travail et de peindre sur d’autres supports que les murs de la rue.
Depuis cette époque, vos pochoirs sont souvent accompagnés d’une flèche rouge. Une manière de détourner un symbole d’ordre de l’espace public ?
Dès les années 1980, j’ai en effet utilisé une série de motifs récurrents, tels que les étoiles, les cercles, les pointillés ou la flèche rouge. Puis c’est finalement cette dernière qui est restée par hasard. C’est un élément perturbateur qui intrigue souvent les gens découvrant mes œuvres. Mais ce n’est pas du tout le fruit d’une réflexion, ni d’un concept particulier. C’est devenu ma marque de fabrique, en quelque sorte.
Dans votre fresque iconique Chuuuttt !!! présentée à Beaubourg, la flèche est directement tournée vers votre œil… Le regard a son importance pour vous ?
Placer des silhouettes dans l’espace public n’a rien d’anodin. Les passants les regardent, mais ils sont aussi regardés. Avec cet autoportrait, je provoque une rencontre en soulignant l’éclat du regard. Je cherche avant tout à créer une présence, à ce qu’elle soit ressentie et qu’elle bouscule le paysage.
À l’occasion des 40 ans de vos créations, vous avez conçu une grande installation immersive. Une manière de nous faire entrer dans votre univers ?
Oui, je voulais créer une atmosphère particulière, celle qui m’a portée depuis le début en rassemblant l’ensemble des personnalités qui m’ont influencé, d’Andy Warhol à Serge Gainsbourg, d’Edgar Poe à Jackson Pollock. Il y a ici environ 200 silhouettes, conçues pour cette Å“uvre in situ. Et puis, toujours, la figure de l’enfant qui se mêle aux objets vintages d’époque, à de la fumée, des bruitages et des sons pouvant rappeler la scène underground des années 1980. J’ai envie qu’on déambule à l’intérieur de cet univers dans lequel mon imagination puise depuis toujours.
Jef Aérosol, 40 ans de pochoirs
Exposition hors-les-murs de la galerie Mathgoth
147 avenue de France, 75013 Paris
Jusqu’au 5 novembre 2022
Romane Fraysse
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