
Le 15 avril 1874, 150 ans plus tôt, Monet, Renoir, Degas, Morisot, Pissarro, Cézanne et Sisley se réunissent pour la première fois dans une exposition indépendante, en marge du Salon. Pour célébrer cet anniversaire, le musée d’Orsay présente jusqu’au 14 juillet 2024 le contexte dans lequel est né ce mouvement dit « impressionniste », à travers les œuvres de ses représentants et de leurs contemporains académiques. Mais au sein d’un parcours trop convenu, l’histoire vue et revue de ce courant nous laisse sur notre réserve.
Paris en plein bouleversement
Il faut reconnaître que l’ouverture de l’exposition surprend, et c’est tout à son honneur. Salle sombre, images de barricades, illustrations d’hommes à terre… L’histoire de l’impressionnisme va aussi de pair avec celle de la Commune, et on a souvent tendance à l’oublier ! Une chronologie permet ainsi de situer le contexte dans lequel le groupe d’artistes va évoluer : Paris, bouleversé par la guerre franco-allemande et l’insurrection des communards, est un véritable champ de ruines. Les vastes travaux, commencés par le baron Haussmann sous le Second Empire, se poursuivent alors avec de nouveaux jardins, avenues, gares et édifices. Plusieurs clichés portent notamment sur la construction de l’Opéra par Charles Garnier, vaste chantier mené dans un quartier en pleine invention.

C’est précisément là que va se tenir la première exposition impressionniste. Quelques photographies et dessins nous racontent les débuts, ceux de Monet, Sisley, Renoir, Degas, Pissarro et Bazille, peintres inspirés par les paysagistes de Barbizon, qui ont le désir commun d’organiser leur propre exposition, loin des circuits officiels du Salon, dont ils sont souvent exclus. Ces artistes se constituent alors en « Société anonyme des peintres, sculpteurs, graveurs, etc. », et investissent l’ancien atelier du photographe Nadar, au 35 boulevard des Capucines. On découvre quelques clichés de l’atelier, ainsi qu’une vidéo nous immisçant dans ses salles richement décorées de tapisserie et de moquette rouges.
Les œuvres chez Nadar
Une fois que ce contexte historique a été établi avec raison, on découvre ensuite les œuvres présentées lors de la fameuse exposition de la Société anonyme, le 15 avril 1874, qui est alors considérée a posteriori comme la première exposition impressionniste. Mais on entre du même coup dans une vaste partie de l’exposition que l’on pourrait qualifier de « flottante » : les œuvres très espacées nous font vaquer de l’une à l’autre sans réellement nous guider.

Certes, il est plaisant d’y voir les œuvres autrefois exposées chez Nadar, à l’instar de La Danseuse et La Loge de Renoir, le Boulevard des Capucines de Monet, ou de découvrir des peintres aujourd’hui oubliés, comme Pierre-Isidore Bureau ou Adolphe-Félix Cals. À côté des toiles, on trouve aussi une quarantaine d’estampes, une dizaine de sculptures et quelques émaux. Cela permet de découvrir la diversité des œuvres de 31 artistes qui n’ont jamais revendiqué la création d’un mouvement commun.

Mais, cette partie de l’exposition se repose sur ses lauriers, à savoir : présenter seulement les œuvres de la première exposition impressionniste. L’exercice semble un peu facile, et l’on aurait apprécié que la scénographie aille plus loin. Les rares cartels ne sauvent pas l’affaire, puisqu’ils ne véhiculent que des lieux communs : « peindre le présent », « une exposition indépendante », montrer « l’impression ». On a la désagréable sensation d’une histoire qui se répète et que l’on ne connaît que trop bien.
Académiques et modernes
Bien heureusement, une escale dans le Salon officiel de 1874 ponctue la visite : si la scénographie n’a pas opté pour un accrochage touche-touche comme cela se faisait à l’époque, elle a sélectionné plusieurs œuvres présentées au palais de l’Industrie et des Beaux-Arts, alors situé sur les Champs-Élysées. Cet événement est un signe de prestige pour les artistes qui y exposent : plusieurs milliers d’œuvres sont sélectionnées chaque année par un jury, friand des sujets historiques ou religieux. Mais si l’on fait le tour des quelques toiles présentées là , on s’étonne d’y découvrir parfois une vraie modernité, comme c’est le cas chez Camille Cabaillot-Lassalle ou Jules Breton.

On apprend également que le Salon ne ferme pas entièrement ses portes à certains peintres dits « impressionnistes », qui sont alors la risée du public : c’est notamment le cas d’Éva Gonzalès et d’Édouard Manet avec son Chemin de fer, eux qui ont toujours refusé de participer aux expositions de la Société anonyme. D’autres artistes participent également aux deux événements, l’exposition des indépendants et celle du Salon officiel : mais ceux-ci ne sont pas, pour la plupart, passé à la postérité. Cela démontre néanmoins que la frontière entre académiques et modernes n’est pas aussi définie qu’on pourrait le croire.
Les thématiques habituelles
Malheureusement, la suite de l’exposition nous fait retomber dans le flottement du début – cela donne la curieuse impression que les sections les plus impressionnistes sont les moins maîtrisées. On poursuit avec des salles aux thématiques habituellement attribuées à l’impressionnisme : peintres de la « vie moderne », du « plein air », de l’ « impression »… Là encore, on ressent un désagréable sentiment de déjà -vu qui devient lassant.

On est heureux de contempler la blanchisseuse d’Edgar Degas, les bouquets de fleurs d’Henri Fantin-Latour, les artisans de Gustave Caillebotte ou les champs solaires de Camille Pissarro, mais tout cela sert des discours que l’on connaît déjà : ces peintres sont les témoins d’un monde industriel qui s’accélère, et font du paysage un genre moderne face à l’urbanisation du pays. Une salle met en dialogue les ciels peints par Eugène Boudin et Claude Monet, pour rappeler le travail sur les effets de lumière et la naissance du néologisme « impressionniste » dans un article de Louis Leroy traitant d’Impression, Soleil Levant…

Le musée d’Orsay avait récemment consacré une exposition à Manet et Degas qui était fort intéressante pour avoir pointé du doigt les différences notables entre les deux artistes. Mais ici, il paraît simplement réitérer un modèle qui fonctionne, puisqu’en demeurant le mouvement moderne le plus apprécié par notre époque, l’impressionnisme assure un grand nombre d’entrées. Certes, la sélection d’œuvres est admirable, et leurs thématiques louant le progrès et les loisirs sont particulièrement bienvenues dans notre société. Mais le danger n’est-il pas de lasser le visiteur à force de répéter un discours convenu, au risque de niveler l’histoire de ce courant vers le bas ?
Romane Fraysse
Paris 1874. Inventer l’impressionnisme
Musée d’Orsay
Esplanade Valéry Giscard d’Estaing, 75007 Paris
Jusqu’au 17 juillet 2024
En parallèle :
Un soir avec les impressionnistes. Paris 1874
Exposition immersive chez Nadar
Jusqu’au 11 août 2024
À lire également : On va pouvoir revivre la première exposition impressionniste de 1874 en réalité virtuelle au musée d’Orsay
Image à la une : Claude Monet, Coquelicots, 1873. Paris, Musée d’Orsay © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski