
Avec plus de 150 Å“uvres originales de la Renaissance à l’époque contemporaine, la nouvelle exposition des Beaux-Arts de Paris fait la part belle à l’art marginal du « gribouillage » jusqu’au 30 avril 2023. Croquis au revers des dessins, griffonnements en marge d’un cahier, graffitis au creux des murs… ces gestes expérimentaux et transgressifs sont explorés sans ordre chronologique, mettant en dialogue Léonard de Vinci et Jean Dubuffet, Raphaël et Henri Michaux, ou encore Michel-Ange et Cy Twombly.
Un retour aux origines
« Gribouillage » : ce drôle de mot renvoie à l’esprit l’image d’un vaste désordre, un déchaînement impulsif, un entremêlement de traits sans réflexion. Perçu comme « enfantin », ce geste n’est pourtant pas anodin, et existe chez les artistes depuis la nuit des temps. Mais l’autorité du « designo » les a longtemps contraints à brider leur inventivité pour donner lieu à une imitation du réel. La main du dessinateur devait être guidée par une idée mûrement réfléchie, un « dessein », qui ne pouvait que correspondre à une représentation fidèle à la nature : aucune place n’était permise à l’improvisation.

Cette exposition présente donc une œuvre marginale qui, par ses gribouillages, se réconcilie avec la pulsion créatrice présente en tout être. Cette spontanéité primitive intéresse particulièrement les artistes de l’avant-garde du XXe siècle : Pablo Picasso affirme qu’il lui a fallu « toute une vie pour dessiner comme [un enfant] », tandis que dans son film A Man and his Dog out for air (1960), Robert Breer réduit son histoire à une suite de lignes abstraites en mouvement. Ce n’est donc plus la ressemblance qui prime, mais bien l’énergie du trait qui rend à l’œuvre son indépendance et sa vitalité.
L’imagination dans tous ses états
L’un des aspects intéressants que l’exposition souligne, c’est la disposition du gribouillis, qui est précisément situé en marge de l’œuvre : on en retrouve à l’envers d’une toile, sur les murs d’un atelier, sous les fresques détachées, ou sur le bord d’une page.

Dès la première salle, on découvre des sinopia, ces croquis faits au charbon en dessous des fresques de la Renaissance italienne, et qui présentent ici des esquisses d’édifices ou de visages masculins. En faisant un saut dans le temps, on observe aussi de quelle manière Eugène Delacroix griffonne les contours de certaines de ses lithographies avec de petites têtes, des taches ou des lignes, tandis qu’Alberto Giacometti grave une petite tête sur le mur de son atelier. Cette création « en marge » suppose une gestuelle libre, à travers laquelle l’artiste cherche à donner vie à une forme.

Ces brefs essais sont nommés des « compositions incultes » par Léonard de Vinci, en contraste avec la culture du designo. Selon le peintre, ces esquisses rapides et grossières permettent de saisir un mouvement sans figer la forme à l’intérieur d’une ligne fermée. Ce « geste exploratoire » laisse vibrer le corps, et fait surgir les images inconscientes qui ornent l’esprit.

Le parcours dévoile ainsi une série de matrices en cuivre des estampes, dont on peut comparer l’œuvre finie à l’avers et des essais hachurés au revers. Expérimentales, ces figures de l’ombre n’en sont pas pour autant hésitantes, mais autorisent plutôt l’esprit à errer au sein de son imagination. Si bien que certains artistes, comme Henri Michaux, font même du gribouillage une manière d’accéder aux paysages intérieurs de l’être. Certains dessins réalisés sous mescaline présentent des hallucinations, à travers le grouillement incessant et l’obsession des motifs.
Un jeu d’enfant à prendre au sérieux
Cette liberté du geste a permis aux artistes de se laisser aller au divertissement. En s’ouvrant à toutes les extravagances possibles, ces gribouillages attribuent à leurs figures des profils disproportionnés et des expressions ridicules. Sur les Études pour un Christ aux outrages d’Augustin Carrache, on découvre des accumulations de visages, de mains, d’yeux sans hiérarchie ni orientation sur la feuille. C’est cet amusement qui a donné naissance à l’art de la caricature, inspiré par les têtes « grotesques » de Léonard de Vinci.

Mais pour certains artistes comme Jean Dubuffet, ces portraits caricaturaux sont les « vraies figures » des gens, comme il le défend lors d’une exposition en 1947. Sur le programme présenté dans l’exposition, on peut lire « Les gens sont bien plus beaux qu’ils croient », défendant ainsi l’imagination au détriment de la ressemblance. « Ce que je n’aime pas c’est les portraits dans lesquels on vous oblige à faire toujours la même promenade. Moi j’aime les jardins où on vagabonde à sa fantaisie, je n’aime pas que le jardinier m’y ait tracé des courbes et des ovales qui m’assomment au bout de deux jours, j’aime que le jardinier n’y fasse pas trop sentir sa main », poursuit-il dans Prospectus II. De même, plusieurs coloriages abstraits de Cy Twombly sont, selon Roland Barthes, une « salissure » pourtant dotée d’une « élégance extrême ».
La création d’un nouveau langage
Cette invitation au geste libre laisse son empreinte sur un support qui, initialement, ne lui est pas réservé : une marginalité qui est à rapprocher des graffitis faits à la sauvette dans la rue. Ce n’est donc pas étonnant que Brassaï se soit muni de son appareil photo pour capturer quelques dessins gravés sur les murs.

L’exposition en montre un tirage, accompagné du carnet de l’artiste, relevant minutieusement les différentes figures griffonnées par des anonymes. Ces signes et ces symboles marginaux qui surgissent dans l’espace public ont inspiré les avant-gardes du XXe siècle, qui y voient une réelle émancipation artistique.

Et c’est le propre du gribouillage de renouveler notre système de signes, en cherchant à s’extraire des conventions. On y pense à la découverte d’une étude sur papier de Michel-Ange, présentant l’esquisse d’une jambe, ainsi que de petits personnages s’affrontant sur la droite. Par l’intensité du trait et l’acharnement répétitif, on entrevoit d’emblée la nervosité, l’impatience et l’incertitude de l’artiste, là où l’œuvre laisserait croire à une maîtrise innée. Par cette lecture fragmentaire, on révèle ainsi la temporalité et la gestuelle qui demeurent inhérentes à l’œuvre.

Cette réflexion est poursuivie avec Blind Time III réalisé par Robert Morris les yeux fermés, uniquement avec le frottement des paumes de ses mains imprégnées de graphite. Ainsi, le geste laisse ses traces sur le papier, et par cela, crée un nouveau langage détaché de tout contrôle optique sur le dessin.
Palais des Beaux-arts
13 quai Malaquais, 75006 Paris
Jusqu’au 30 avril 2023
Romane Fraysse
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Image à la une : Inge Morath, Alberto Giacometti encadrant un graffiti sur le mur de son atelier parisien au 46 rue Hippolyte-Maindron, 1958 – © Inge Morath / Magnum Photos