
Première femme impressionniste, Berthe Morisot est longtemps restée dans l’ombre de ses camarades Claude Monet, Auguste Renoir ou Edgar Degas. En tentant de mettre en lumière l’originalité de son œuvre, l’exposition du musée Marmottan-Monet dévoile jusqu’au 3 mars 2024 sa fascination pour les peintres du XVIIIe siècle. En mettant en dialogue ses toiles avec celles d’Antoine Watteau, François Boucher, Jean-Honoré Fragonard ou Jean-Baptiste Perronneau, le parcours dévoile une « filiation spirituelle » tout en insistant sur les modernités revendiquées dans son art.
Un art de vivre
Les expositions du musée Marmottan s’ouvrent toujours sur un beau vestibule, illuminé par un grand lustre, dans lequel une œuvre clé est dévoilée. Cette fois-ci, c’est l’une des toiles les plus emblématiques de Berthe Morisot qui nous est montrée : une élégante Parisienne Au bal (1875), tenant un éventail orné d’une scène galante. De part et d’autre de l’œuvre, on découvre aussi deux éventails en soie du XVIIIe siècle ayant appartenu à la peintre, dont celui représenté sur le tableau.

Une introduction qui nous plonge dans cet « art de vivre à la française » encore très présent dans la société du XIXe siècle. Fille du préfet Tiburce Morisot à qui l’on doit la création des musées de Limoges, Berthe Morisot évolue dans un milieu qui donne la part belle à l’esthétique du siècle des Lumières, pourtant écartée par la Révolution. Celle-ci est notamment proche du peintre Léon Riesener, qui la forme, avec sa fille Rosalie, à l’école de Watteau et de Boucher. C’est dans son hôtel particulier qu’elle pose pour le portrait que lui dédie Adèle d’Affry, surnommée « Marcello » (1836-1879). À côté de cette toile monumentale, on découvre aussi de petites toiles de Rosalie peintes d’après les Fêtes italiennes de Boucher.
Une filiation spirituelle
Les décennies qui ont suivi la Révolution française n’ont pas regardé la peinture du XVIIIe siècle d’un très bon œil. Au Louvre, on ne trouve qu’une seule œuvre de Watteau, l’emblématique Embarquement pour Cythère (1717). Il faut attendre la deuxième partie du XIXe siècle pour voir apparaître plusieurs de ces artistes dans les musées français : peintures, dessins et pastels de Watteau, Fragonard ou de La Tour sont désormais visibles au Louvre. Berthe Morisot, qui en est une habituée, va s’en inspirer pour donner forme à sa toile Jeune femme arrosant un arbuste et son pastel Femme en gris debout, tous deux exposés dans le parcours.

Mais l’artiste que la peintre admire le plus, c’est François Boucher. Tout comme son époux Eugène Manet, Berthe Morisot loue « cet homme extraordinaire qui a toutes les grâces et toutes les audaces ». Plusieurs toiles du maître sont alors reprises par l’artiste impressionniste, à l’instar de son Appolon révélant sa divinité à la bergère Issé dont Morisot a choisi un détail, celui de deux nymphes dans l’eau, entourées de roseaux. Le parcours présente les deux œuvres côte à côte, et dévoile la fascination de l’artiste pour cette œuvre, qu’elle ne copie pas machinalement, mais à laquelle elle impose sa propre palette. Cette fascination pour Boucher se retrouve notamment dans les scènes intimistes et quotidiennes peintes par Morisot. L’artiste reprend la grâce de ses portraits, tout en ajoutant à ses sujets des couleurs vibrantes.
Une esthétique gracieuse
C’est en 1880 que le nom de Fragonard résonne dans la capitale, après l’arrivée de la Leçon de musique dans les galeries du Louvre. Et c’est durant cette même année que les impressionnistes ouvrent leur cinquième exposition. Pour la première fois, Morisot est alors comparée au maître, et une rumeur est même lancée sur une possible appartenance à la même famille. Cette croyance durera longtemps, avant d’être démentie par de récentes études, comme le dévoile une section de l’exposition.

Toutefois, cela n’empêche pas de dévoiler une « filiation spirituelle ». Fragonard sera d’ailleurs l’artiste auquel Morisot sera le plus souvent comparée par ses contemporains, bien que la peintre reconnaisse s’inspirer de tous les artistes sachant saisir « complètement la beauté » comme « ceux du siècle dernier qui l’ont rendue également avec plus d’affèterie mais bien du charme. Voir les grâces du grand tableau de Vénus et Vulcain de Boucher, les portraits de Mme de Pompadour de Boucher et Latour, les admirables Perronneau de la collection Groult – et aussi les Maîtres Anglais – Reynolds, Romney ». Une sélection des toiles de ces peintres sont alors dévoilées dans le parcours pour illustrer cette influence.
Les touches de modernité
Cette exposition a donc à cœur de montrer l’influence des peintres du XVIIIe sur l’art de Berthe Morisot, tout en mettant en lumière sa modernité propre. Celle-ci s’intéresse notamment au pastel, qu’elle découvre lors d’une exposition de pastellistes français organisée à la galerie Georges Petit à Paris. L’artiste a alors un attrait particulier pour ce médium, qui laisse une place à l’inachevé, et privilégie la touche rapide et nerveuse afin d’apporter du mouvement à ses portraits. Morisot libère ainsi son geste et sa touche et s’inscrit alors entièrement dans l’ « impression » propre à son mouvement.

Le parcours s’achève sur une autre réappropriation de Morisot, cette fois-ci à travers un thème : celui de la jeune fille endormie. Un tableau de Boucher la représente dans une scène très sensuelle, le visage angélique, la « poitrine gonflée d’amour », en écho au libertinage de l’époque. La peintre s’en inspire pour donner naissance à un portrait plus réaliste, dans lequel la jeune fille n’est plus enfermée dans un regard masculin qui la rend érotique.

À son sujet, son ami Auguste Renoir écrit d’ailleurs : « Et quelle autre anomalie, de voir apparaître, dans notre âge de réalisme, un peintre si imprégné de la grâce et de la finesse du XVIIIe siècle ; en un mot, le dernier artiste élégant et “féminin” que l’on ait eu depuis Fragonard, sans compter ce quelque chose de “virginal” que Madame Morisot avait à un si haut degré dans toute sa peinture ».
Romane Fraysse
Berthe Morisot et l’art du XVIIIe siècle
Musée Marmottan-Monet
2 rue Louis Boilly, 75016 Paris
Jusqu’au 3 mars 2024
À lire également : Berthe Morisot : la grande figure féminine de l’impressionnisme
Image à la une : Berthe Morisot, Au Bal, 1875 – © Musée Marmottan-Monet, Paris