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Au Jeu de Paume, la visite de la photographe Julia M. Cameron sonne comme une épiphanie

Vue de l'exposition "Julia Margaret Cameron" au Jeu de Paume - © Romane Fraysse

Pionnière de la photographie, Julia Margaret Cameron (1815-1879) a réalisé plus de mille portraits d’artistes, d’écrivains, de scientifiques et de proches, dans l’Angleterre victorienne. Admirée pour son audace, critiquée pour ses effets de flou, son œuvre est célébrée jusqu’au 28 janvier 2024 dans une belle rétrospective au Jeu de Paume. L’exposition, plongée dans un noir de lumière, fait surgir une centaine de photographies dont on garde à l’esprit l’empreinte des visages, comme dans un songe.

Souvenir d’une photographe de renom

Peu de chance aujourd’hui d’entendre le nom de Julia Margaret Cameron cité parmi les premiers photographes de l’histoire. Pourtant, cette artiste britannique est connue de tous dès la fin du XIXe siècle. Née à Calcutta en 1815, Julia Margaret Pattle vit entre l’Inde, l’Angleterre et la France, selon les mutations de son père, un employé de la Compagnie britannique des Indes orientales. Après un mariage en 1838 avec Charles Hay Cameron, de vingt ans son aîné, le couple s’établit à Ceylan, actuel Sri Lanka, puis sur l’île de Wight avec ses six enfants. C’est durant ces années-là que Julia Margaret Cameron se lie de près à une grande partie de l’intelligentsia de l’époque victorienne.

Vue de l'exposition "Julia Margaret Cameron" au Jeu de Paume - © Romane Fraysse
Vue de l’exposition “Julia Margaret Cameron” au Jeu de Paume – © Romane Fraysse

Mais ce n’est que le jour de ses 48 ans que l’artiste se lance dans la photographie, après avoir reçu un appareil photo de la part de sa fille aînée. Si Virginia Woolf, sa petite-nièce, lui reconnaît une « vitalité indomptable », cela se traduit aussi dans sa création passionnée : entre 1864 et 1875, Cameron réalise plus de mille photographies, un grand nombre mettant en scène sa famille, ses domestiques ou ses voisins, sans aucun autoportrait. On y découvre notamment le visage de Julia Jackson, nièce de l’artiste, dont les traits fins et l’expression mélancolique ne sont pas sans rappeler les airs de sa fille, la fameuse Virginia. Cameron réalise aussi plusieurs expositions dans des galeries internationales, publie un livre et commence son autobiographie Annales de ma maison de verre, laissée inachevée.

Vue de l'exposition "Julia Margaret Cameron" au Jeu de Paume - © Romane Fraysse
Vue de l’exposition “Julia Margaret Cameron” au Jeu de Paume – © Romane Fraysse

Dans ses mémoires, elle note : « J’ai converti mon abri à charbon en chambre noire, et le poulailler vitré que j’avais offert à mes enfants est devenu ma maison de verre ! […] la compagnie des poules et des poulets céda bientôt la place à celle des poètes, prophètes, peintres et ravissantes jeunes filles ». En effet, c’est surtout pour sa carrière de portraitiste que Cameron devient célèbre : celle-ci photographie de nombreux écrivains, scientifiques et artistes de son temps, dont l’astronome John Herschel, le naturaliste Charles Darwin, le poète Alfred Tennyson ou l’artiste George Frederic Watts.

« L’incarnation d’une prière »

De prime abord, l’exposition du Jeu de Paume pourrait être celle d’une peintre d’un temps ancien. Dès la première salle – baignée dans un noir de lumière dont nous parlerons plus loin –, nous faisons face aux portraits épurés de Julia Margaret Cameron comme à des icônes du Quattrocento. C’est la Vénus de Botticelli que l’on voit dans le visage de ces femmes gracieuses, le visage longiligne, le regard vague et la chevelure évanescente. C’est aussi l’innocence des ondines préraphaélites, dont la carnation immaculée et les yeux cristallins annoncent une transcendance faisant écho à l’expérience même de Cameron : pour l’artiste, photographier est « presque l’incarnation d’une prière ».

Vue de l'exposition "Julia Margaret Cameron" au Jeu de Paume - © Romane Fraysse
Vue de l’exposition “Julia Margaret Cameron” au Jeu de Paume – © Romane Fraysse

En effet, Cameron est une fervente catholique, et cela ne passe pas inaperçu dans le choix de ses sujets. La photographe met en scène des personnages de la Bible et de la mythologie, mais aussi de la littérature de William Shakespeare, de John Milton et d’Alfred Tennyson. La dernière salle de l’exposition se concentre sur ses « compositions d’imagination », dans lesquelles plusieurs personnages costumés illustrent des thèmes classiques, comme dans la peinture.

Vue de l'exposition "Julia Margaret Cameron" au Jeu de Paume - © Romane Fraysse
Vue de l’exposition “Julia Margaret Cameron” au Jeu de Paume – © Romane Fraysse

En capturant ces icônes intemporelles, Cameron semble faire l’expérience d’une épiphanie : « [D]ès le premier instant, je manipulai mon objectif avec une tendre ardeur, tant et si bien qu’il est devenu à mes yeux semblable à un être vivant doté d’une voix, d’une mémoire, et d’une vigueur créatrice ». L’appareil lui-même devient un être sacré, donnant naissance à une infinité de métamorphoses dont il ne garde qu’une empreinte.

Des visages fantômes

On évoque une empreinte, celle d’une marque dans le temps. Et tout le talent de Julia Margaret Cameron est précisément d’insuffler du mouvement dans une image figée du XIXe siècle. Le sujet échappe à l’enfermement d’une mise en scène, et exprime une vitalité presque insolente en restant légèrement flou. En cela, il garde une indépendance et un mystère qui le dotent d’une aura mystique : on se demande presque parfois si ce ne sont pas eux qui nous observent.

Vue de l'exposition "Julia Margaret Cameron" au Jeu de Paume - © Romane Fraysse
Vue de l’exposition “Julia Margaret Cameron” au Jeu de Paume – © Romane Fraysse

Cette expression singulière surgit aussi dans la matière même des tirages. Si à cette époque, la photographie naissante se doit d’être la plus nette possible, celle de Cameron va à contresens en brillant de ses imperfections. L’artiste conserve délibérément les rayures, les bavures ou les taches apparues sur les négatifs pour témoigner des hasards d’une existence ou d’une image : car après tout, les deux se rejoignent.

Vue de l'exposition "Julia Margaret Cameron" au Jeu de Paume - © Romane Fraysse
Vue de l’exposition “Julia Margaret Cameron” au Jeu de Paume – © Romane Fraysse

Un parti pris assumé par Cameron : « Pour ce qui est des taches, je pense qu’il faut les laisser. Je pourrais les retoucher, mais je suis le seul photographe qui ne donne que des photographies non retouchées, et les artistes, pour cette raison, parmi d’autres, prisent mes photographies ».

Dans un noir de lumière

Si la photographie sensible de Julia Margaret Cameron est une véritable découverte, l’élégante exposition du Jeu de Paume est tout aussi remarquable. On entre dans ses salles comme dans l’un de ces lieux sacrés qui imposent le silence. Les murs, plongés dans un noir de lumière, renforcent le mystère qui se dégage des portraits.

Vue de l'exposition "Julia Margaret Cameron" au Jeu de Paume - © Romane Fraysse
Vue de l’exposition “Julia Margaret Cameron” au Jeu de Paume – © Romane Fraysse

Pensé avec brio par Kévin Lebouvier, cet espace joue avec le clair-obscur : les murs sombres sont encadrés par de longues bandes blanches, tout comme les tirages. On s’étonne de voir les silhouettes des visiteurs devenir elles-mêmes des ombres, entre les visages fantomatiques de Cameron. Dans sa pleine obscurité, la salle multiplie les réverbérations : celles des projecteurs sur les vitres, qui éclaircissent le sol de formes ectoplasmiques ; ou bien celles des vitres elles-mêmes, qui reflètent la pièce dans l’image et y font disparaître les visages.

Vue de l'exposition "Julia Margaret Cameron" au Jeu de Paume - © Romane Fraysse
Vue de l’exposition “Julia Margaret Cameron” au Jeu de Paume – © Romane Fraysse

L’espace évanescent prend ainsi une certaine épaisseur, si bien que l’on détache les yeux des œuvres, comme cela se fait rarement. C’est bien l’expérience du visiteur qui prend sens : Kévin Lebouvier est lui-même parvenu à « capturer la beauté » en ce lieu.

Romane Fraysse

Julia Margaret Cameron. Capturer la beauté
Jeu de Paume
1 place de la Concorde, 75008 Paris
Jusqu’au 28 janvier 2024

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Image à la une : Vue de l’exposition “Julia Margaret Cameron” au Jeu de Paume – © Romane Fraysse

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