Théophile Steinlen est de ces artistes passant à la postérité pour une œuvre devenue emblématique d’une atmosphère, d’un lieu, d’une époque. Tout le monde connaît l’affiche de La Tournée du Chat Noir, icône de la bohème montmartroise que l’artiste a su parfaitement saisir. À travers des peintures, gravures, dessins et sculptures, le musée de Montmartre célèbre jusqu’au 11 février 2024 le centenaire de cet artiste inclassable qui, de manière assez inégale, a toujours revendiqué la vocation politique de l’art.
Une vie de bohème
Une chose est certaine, Théophile Steinlen sera toujours associé à deux thématiques dans l’imaginaire collectif : le quartier bohème de Montmartre, et la silhouette rebelle du chat. Deux sujets qui lui ont toujours tenu à cœur, dès son arrivée à Paris en 1881 : l’artiste s’installe sur la butte et découvre la vie frénétique des cabarets aux côtés de son ami, le peintre Adolphe Willette. Il fréquente régulièrement Le Chat Noir, auquel son nom est désormais associé. Là , il rencontre des personnalités de l’époque, telles qu’Henri Rivière, George Auriol, Jehan Rictus ou Camille de Sainte-Croix… et illustre la revue Le Chat Noir.
Ses lithographies, dessins et pastels incarnent l’esprit bohème de Montmartre. Et c’est surtout une figure particulière qui le représente : celle du chat. À la fois vagabond, indépendant et solitaire, le chat s’illustre comme le double de Steinlen, un véritable anarchiste qui refuse les hiérarchies autant sociales qu’artistiques.
Avec humour, celui-ci décline les représentations du félin dans toutes ses œuvres, présentées dans la première salle de l’exposition : tableaux, dessins, décors et sculptures de chats sont tous regroupés ensemble. On y retrouve la fameuse affiche de La tournée du Chat Noir, mais aussi son impressionnante Apothéose des Chats, sorte de manifeste d’une société anarchiste.
Un reporter du crayon
Au cours des années 1890, Steinlen commence à prendre ses distances avec Le Chat Noir et s’engage davantage dans les mouvements socialistes et anarchistes. Dans un pays marqué par le scandale de Panama et l’affaire Dreyfus, il collabore avec certains journaux politisés, sans pour autant se rattacher à un parti.
L’exposition présente plusieurs illustrations satiriques réalisées pour la presse, notamment pour Mirliton ou Le Gil Bras, pour qui il réalise plus de 700 dessins entre 1891 et 1900. En dénonçant la répression menée par toutes les formes de pouvoir politique, religieux et social, Steinlen se fait reporter en mettant en lumière la misère du petit peuple.
Dans cette section, les illustrations, lithographies et pastels sont particulièrement intéressants, en dévoilant une typologique des travailleurs de cette époque proche du documentaire : on voit des blanchisseuses, des porteuses de pain, des mineurs, des trieuses de charbon ou des prostituées à travers un regard naturaliste, qui n’est pas sans rappeler la littérature d’Émile Zola, que Steinlen admire. Ses tableaux plus allégoriques restent toutefois assez décevants, à l’instar du Cri des opprimés, dans lequel la touche demeure lisse et inexpressive, effaçant la spontanéité et la liberté du trait de ses dessins.
L’art pour le peuple
Peu à peu, l’art de Théophile Steinlen s’investit d’une mission sociale et politique : « J’ai rompu en fait avec le “Chat Noir” […], je vise ailleurs et plus haut – c’est un sacrifice nécessaire », écrit-il à sa mère, en 1887. Au deuxième étage, on découvre plusieurs Å“uvres réalisées durant la Première Guerre mondiale, dans les tranchées de la Somme. Il réalise des centaines de dessins, lithographies, eaux-fortes et peintures visant à dénoncer la violence et les traumas causés par ce conflit. En effet, l’artiste reporter s’intéresse surtout aux conséquences de la guerre, en représentant des scènes d’attente, d’exode, ou de deuil.
Pour faire porter sa voix, Steinlen fait peu à peu entrer une dimension sacrée dans son œuvre. Chose pouvant paraître étonnante, puisque l’artiste reste un anticlérical convaincu. Pourtant, il reprend les codes traditionnels liés à la représentation du Christ, mais en fait désormais le messie du peuple. Une manière aussi, selon lui, de mettre en lumière « la discordance absolue qui existe entre l’Église actuelle et l’évangélisme initial » en mettant en comparaison les richesses d’un prêtre et la misère des travailleurs.
Toutefois, ses tableaux ne parviennent pas, une fois encore, à convaincre : Steinlen est un bon dessinateur, qui aurait dû se limiter au graphite et au pastel. La palette de ses peintures ne parvient pas à émouvoir, et ses figures paraissent souvent figées dans un décor. Beaucoup de toiles de l’exposition restent finalement assez médiocres.
Renouveler les grands genres
Lorsqu’on parcourt l’exposition, tout comme l’évolution artistique de Steinlen, on constate le passage d’une œuvre anarchiste, satirique et personnelle vers des tentatives plus académiques et relativement dispensables. On ne s’étonne donc pas que l’artiste soit surtout connu pour sa période montmartroise.
En effet, les dernières salles présentent ses essais dans les « grands genres » que sont le portrait, le paysage, ou la nature morte : mais rien ne se dégage réellement de ces œuvres, qui ne parviennent pas à marquer l’esprit.
On retient toutefois ses portraits de Masseïda, sa gouvernante originaire de Bambara. À côté de deux odalisques, on découvre un grand portrait réalisé au fusain. Celui-ci la représente avec une expression sincère, touchante, dans une simplicité remarquable. L’artiste ne cherche en aucun cas à faire un portrait jouant sur l’érotisme ou sur l’exotisme de son modèle, comme cela était majoritairement le cas à son époque. Cela fait preuve d’un regard moderne, qui nous réconcilie avec l’artiste en conclusion de l’exposition.
Romane Fraysse
Théophile Steinlen, l’exposition du centenaire
Musée de Montmartre
12 rue Cortot, 75018 Paris
Jusqu’au 11 février 2024
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Image à la une : Vue de l’exposition “Théophile Steinlen” au musée de Montmartre – © Romane Fraysse