Manet et Degas, deux grands noms constamment associés à l’écrasant « impressionnisme » qui passe sous silence les nombreuses dissidences qui existent pourtant entre leurs œuvres. Jusqu’au 23 juillet 2023, le musée d’Orsay a donc choisi – sans trop de risque – de mettre en dialogue les biographies et les créations des deux peintres modernes, afin de révéler leurs connivences et leurs désaccords.
Une relation ambivalente
Edouard Manet et Edgar Degas sont souvent associés l’un avec l’autre, dans ce grand mot-valise qu’est l’ « impressionnisme ». Mais quelle a été leur relation ? L’exposition s’ouvre toujours d’abord sur cette « énigme », en évoquant leurs échanges et leurs différends à la lumière des contextes familiaux. Manet, tout d’abord, est né en 1832 dans une famille de la bourgeoisie parisienne, avec un père haut fonctionnaire au ministère de la Justice et un oncle militaire passionné d’art. De son côté, Degas naît en 1834 à Paris au sein d’une famille aisée de banquiers, amie de collectionneurs, qui le dédie néanmoins à une carrière dans le droit, tout comme Manet.
Mais les deux hommes se désintéressent rapidement de leurs études, préférant suivre leur vocation artistique aux côtés de maîtres reconnus, et rejetant de ce fait l’enseignement proposé par l’école des Beaux-Arts. Pour convaincre leur famille réticente, les deux jeunes artistes peignent leurs portraits dans de grands formats qui en imposent, et que l’exposition dévoile dans une grande salle.
C’est à cette période que Manet et Degas se rencontrent, fréquentant les mêmes cercles artistiques de la capitale. Mais aucune correspondance ne permet d’évoquer leur relation à ce moment. Une asymétrie est toutefois mise en lumière par l’exposition : de nombreux portraits de Manet ont été réalisés par Degas, tandis qu’aucune représentation de Degas par Manet ne semble exister. De même, Degas a acquis 80 œuvres de l’artiste au cours de sa vie, qu’il souhaitait exposer dans un musée avec le reste de sa collection.
Cette irréciprocité est mise en lumière dès le début du parcours : parmi les premières œuvres exposées, on découvre notamment la toile de Degas offerte à Manet, dans laquelle il représente le peintre en train d’écouter son épouse jouer du piano. Bien qu’il s’agisse d’un cadeau, ce dernier n’a pas hésité à la découper, considérant que le visage de sa femme était raté. Cette première anecdote annonce d’emblée une relation ambivalente, mêlée d’admiration et de rivalité.
L’art, de l’imitation à l’indépendance
Nés dans des familles aisées et cultivées, Manet et Degas ont toujours admiré avec ferveur l’œuvre des maîtres anciens. Bien qu’ils se soient formés en marge de l’école des Beaux-Arts, les deux hommes ont appris leur art en copiant les œuvres du musée du Louvre, et en s’ouvrant à d’autres cultures par le biais de nombreux voyages financés par leur famille. Fascinés par les fresques de la Renaissance italienne, ils s’intéressent aussi à la peinture de maîtres contemporains, comme Ingres ou Delacroix. Leurs œuvres sont alors habitées par de nombreuses références et pastiches tout le long de leur carrière, révélant une admiration constante pour les grands artistes des siècles passés.
Et cela tombe bien puisqu’à cette époque, tout jeune artiste doit passer par le Salon officiel abrité par l’ancien palais de l’Industrie depuis 1863. Pour avoir une carrière professionnelle, peintres, sculpteurs ou graveurs exposent lors de cette manifestation annuelle qui réunit près de 500 000 visiteurs et critiques d’art. Ainsi, Manet y expose dès 1861 avec plusieurs toiles classiques présentées dans l’exposition, avant que le scandale de la fameuse Olympia ait lieu. De son côté, Degas n’y présentera ses œuvres qu’à partir de 1865, représentant des sujets moins populaires.
Petit à petit, si Degas développe une peinture plus sensible et sérielle annonçant le nabisme, Manet garde un trait rigoureux et élégant lui permettant de réagir aux événements de son temps. Véritable républicain, il crée une œuvre engagée, à travers des toiles comme L’exécution de l’empereur Maximilien au Mexique, ou des esquisses de moments de révolte, à l’instar de celles réalisées durant la Commune de Paris. Le parcours met particulièrement en lumière cette différence entre les deux peintres, Degas laissant quant à lui l’actualité en dehors de son œuvre publique.
Peindre ses cercles
Par une scénographie colorée, découpée en de petits espaces, l’exposition nous immisce dans de petits salons thématiques, au sein desquels on découvre un grand nombre de portraits. Très en vogue sous le Second Empire, ce genre est repris par Manet et Degas, tout d’abord pour représenter leur cercle proche, avant de l’élargir au milieu artistique et littéraire de leur temps, en particulier le cercle Morisot.
La manière de représenter la figure humaine caractérise ainsi une recherche artistique différente chez les deux peintres : Manet privilégie une apparence majestueuse et ordonnée, par l’utilisation d’aplats lisses et lumineux. Ses modèles occupent le centre de la composition, dans des poses héritées de celles des maîtres anciens, comme l’illustre son portrait de Madame Auguste Manet.
En parallèle, l’exposition dévoile bien de quelle manière Degas rompt plus radicalement avec les conventions de l’art du portrait. Il délaisse un temps la peinture à l’huile pour le pastel, privilégie les mouvements de la couleur, les cadrages audacieux, l’expressivité des corps, et explore davantage l’intériorité de son sujet. Ses toiles paraissent plus sombres, à l’instar d’Edmond et Thérèse Morbilli, sur laquelle les lignes de construction, les teintes brunes et les visages inquiets sont au service d’une expression sensible, au détriment du réalisme.
Éloge de la vie moderne
Ainsi, ces deux chemins pris par Manet et Degas s’observent avec les premières évocations du mouvement « impressionniste ». Si le premier est une figure emblématique de la « Nouvelle Peinture », il ne souhaite pas être rattaché à ce courant, alors défendu par Degas. Influencés par la littérature naturaliste, tous deux s’intéressent pourtant aux scènes instantanées de la vie moderne : ils peignent des gens du peuple, tantôt une chanteuse dans un cabaret, une prostituée attendant son client, ou une blanchisseuse en pleine activité.
Face à l’élégance des sujets de Manet, Degas ose des attitudes plus familières, et mène une recherche réaliste sur le nu féminin dans sa série des bains. Lorsque l’on regarde le pastel Femmes à la terrasse d’un café le soir, on voit déjà advenir l’œuvre de Henri de Toulouse-Lautrec ou de Vincent Van Gogh, et avec Chez la modiste, celle de Félix Vallotton ou Édouard Vuillard. En ce sens, Degas s’inscrit dans une recherche plus subjective du trait, là où Manet s’inscrit toujours dans la tradition du visible, en retranscrivant « l’impression » du regard.
Chacun défend donc une indépendance artistique, qui pourrait tout à fait – comme le suggère l’exposition – nous inciter à défendre un impressionnisme au pluriel. Si cette exposition ne prenait aucun risque en ressortant des artistes appréciés, vus et revus, son dialogue constant entre leurs deux œuvres est éclairant, nous permettant de tuer le père Impressionnisme pour prendre conscience de la singularité de leurs recherches esthétiques.
Manet/Degas
Musée d’Orsay
1 rue de la Légion d’honneur, 75007 Paris
Jusqu’au 23 juillet 2023
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Romane Fraysse
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