Surréalisme au féminin ? La nouvelle exposition du musée de Montmartre est formulée sous forme de question. À nous d’y répondre. À l’heure où les événements « au féminin » se multiplient dans les institutions culturelles, ce parcours dédié à 50 artistes femmes du mouvement surréaliste justifie sa place par la diversité et l’inventivité des œuvres qu’il révèle. Jusqu’au 10 septembre 2023, le musée nous invite à découvrir des peintures, sculptures, photographies, film, broderies et poésies baignant dans des univers oniriques, érotiques et étranges, qui nous confortent dans l’idée qu’un « surréalisme au féminin » existe bien.
Une vie surréaliste
L’exposition s’ouvre tout d’abord sur une longue liste de 50 noms, tous d’artistes et de poètes femmes du mouvement surréaliste européen, chacune introduite par une photographie et une citation. Le mot prend déjà une place privilégiée, et continuera de sortir du cadre habituel du cartel dans le parcours de l’exposition. 50 artistes et poètes donc, dont Dora Maar ou Lee Miller, mais aussi un grand nombre de parfaites inconnues du public, à l’instar de Maya Deren ou Joyce Mansour. Dans cette grande « constellation », des portraits réciproques et des collaborations se créent, comme entre Toyen et Meret Oppenheim.
Les univers de quelques artistes méconnues sont dévoilés dès la première salle, et c’est tout d’abord Jane Graverol qui nous interpelle avec son Quelque chose du cœur pour Irène et Scut. Des lèvres flottant derrière un grillage, qui ne sont pas sans rappeler l’esthétique inquiétante de René Magritte.
On remarque aussi le remarquable Tableau très heureux de Dorothea Tanning, dont la structure désordonnée cherche à désacraliser le voyage de noces. Une certaine ironie à travers laquelle on retrouve les attributs de l’érotisme féminin : les lèvres rouges et le sexe. L’exposition de plusieurs recueils de poésie de Valentine Penrose, Joyce Mansour ou Claude Cahun place aussi cette recherche surréaliste dans la littérature.
Cette représentation symbolique est une manière, pour les surréalistes, de prôner « un point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et l’avenir, le haut et le bas, le communicable et l’incommunicable cesseront d’être perçus contradictoirement », pour reprendre les mots d’André Breton. Dans la continuité du romantisme, ils cherchent à révéler la vie par l’art, en défendant une libre exploration des sens qui fait taire la raison antagoniste et dévoile la complexité de la « vie véritable ». Une esthétique des contrastes qui privilégie les liens entre amour et mort, crime et désir, nature et artefacts.
L’éloge du sensible
À une époque chamboulée par la révolution industrielle du siècle passé, le surréalisme maintient sa filiation avec le romantisme en défendant l’un des grands sujets de la peinture, le paysage. Là où le cubisme, le futurisme et Dada s’emparent de la ville et des machines, les surréalistes cherchent à défendre le lien essentiel qui existe entre la nature et le corps humain. De nombreuses artistes recourent alors à la mythologie pour réfléchir la fusion du féminin et du végétal, Elsa Thoresen ou Grace Pailthorpe, risquant parfois de retomber dans l’éternelle séparation de l’homme rationnel et de la femme pulsionnelle. On constate d’ailleurs qu’aucun corps masculin érotisé ne sera représenté au cours de cette exposition pourtant exclusivement féminine – un imaginaire inexistant, qui demande toujours à être exploré.
Cet attachement à la nature, bien loin d’être l’expression d’une pensée matérialiste, révèle surtout un éloge du sensible. La sensibilité du corps, de la nature, et aussi de l’esprit. À travers un goût prononcé pour l’hypnose et le spiritisme, le rêve a une place primordiale dans l’univers surréaliste, souvent incarné par des chimères, parfaites allégories du « point de l’esprit » dont parle André Breton.
Mais dans l’exposition, cet onirisme teinte souvent les œuvres d’un certain maléfice, qui réveille un sentiment d’inquiétude. On pense par exemple aux œuvres de Leonor Fini, de Valentine Hugo, ou même de la poétesse Joyce Mansour, dont la sculpture Objet méchant, composée d’un ensemble de clous, mêle humour noir et cruauté sadique. Sur un mur, on découvre aussi l’un de ses poèmes, Pericoloso sporgersi, qui lie étroitement la nuit, la violence et la mort. Cette mise en lumière de la poésie au fil du parcours et des œuvres rappelle avec justesse à quel point elle demeure un art éminemment sensible.
Le féminin par les femmes
Si le corps érotisé reste uniquement féminin, l’exposition dévoile tout de même une remise en cause des clichés de la muse. Des artistes, comme Suzanne Van Damme et Mimi Parent, aiment parodier la représentation du corps féminin dans la nature à travers des métamorphoses proches du burlesque.
Avec sa Maîtresse, Mimi Parent renverse avec humour l’image de la tresse de cheveux pour en faire un accessoire sadomasochiste – tout en jouant sur les mots « maîtresse » et « mes tresses ». D’autres jouent avec le fétichisme par la réutilisation d’objets domestiques, et brouillent les identités par l’utilisation de masques. Cette esthétique androgyne et érotique permet d’inventer de nouvelles manières d’évoquer la sexualité, en rompant avec les fantasmes masculins.
En mettant en lumière des artistes femmes, tout en questionnant la manière dont elles subliment et détournent le désir, cette exposition se présente comme un geste « féministe » selon les commissaires Alix Agret et Dominique Païni. À l’heure où de nombreuses expositions collectives regroupent des femmes, celle-ci a le mérite de mettre en lumière la diversité inventive d’un « surréalisme au féminin ». Par les œuvres sélectionnées, elle révèle aussi l’humour et les provocations de ces artistes indépendantes, s’écartant ainsi du prisme habituel du sentimentalisme féminin.
Expérimentations formelles
Tout en permettant la découverte d’œuvres méconnues, cette exposition a le mérite de dévoiler toute l’inventivité formelle de ce courant. Au-delà des toiles et des recueils de poésie, on découvre des sculptures hybrides, flirtant avec le ready-made et l’architecture. À côté des curiosités de Mimi Parent, on peut citer les créations déroutantes d’Isabelle Waldberg, dont le mouvement intense entre les pleins et les vides évoque une réelle tension des formes. Ses constructions toujours symboliques – La Vague, Palais rose, Palais – varient à travers de multiples matériaux comme le plâtre, le bronze ou le fil de fer.
Au fil du parcours, on bascule ainsi progressivement vers une abstraction des formes. Ainsi, Meret Oppenheim se détache de l’objet pour expérimenter avec la suspension de formes géométriques associées au collage. Bona géométrise la figure humaine, tandis que Toyen, dont on découvre une grande toile dans la dernière salle, s’inscrit comme l’une des précurseurs de l’art abstrait.
À travers ces 50 artistes, on observe donc une diversité de pratiques – peinture, sculpture, film, photographie, poésie, art textile – et une diversité formelle, qui nous convainc qu’il existe bien un « surréalisme au féminin ».
Surréalisme au féminin ?
Musée de Montmartre
12 rue Cortot, 75018 Paris
Jusqu’au 10 septembre 2023
Romane Fraysse
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