Nicolas de Staël est un nom que l’on garde en mémoire, mais qui s’affiche peu dans les musées. Ses nombreuses toiles, aussi denses que frénétiques, ne peuvent pourtant être ressenties qu’en leur présence. À travers une rétrospective présentée au musée d’Art moderne de Paris jusqu’au 21 janvier 2024, près de 200 tableaux, dessins, gravures et carnets retracent l’œuvre magnétique de cet artiste en quête d’un « langage direct ».
Le langage des dessins
De Nicolas de Staël, on connaît souvent la biographie tragique et les toiles épurées aux couleurs criardes. Mais très tôt, l’artiste expérimente aussi le dessin au fusain noir, dont les motifs sont couchés par un geste frénétique qui n’est pas sans rappeler l’œuvre d’Henri Michaux. Après un ensemble de premières toiles abstraites – sans pulsation véritable – on découvre donc un ensemble de fusains aussi poudreux que vibrants, faisant écho aux expérimentations de certains surréalistes.
Au début de ce parcours chronologique, plusieurs cartels nous informent que Staël a sillonné le sud de la France, l’Espagne et le Maroc, où il rencontre sa première femme, Jeannine Guillou. Cette agitation caractérisera sa vie entière, rythmée par les déplacements successifs et les départs improvisés : « Je sais que ma vie sera un continuel voyage sur une mer incertaine, écrit-il, c’est une raison pour que je construise mon bateau solidement ». Solide par le travail acharné, obsessionnel, central dans son existence. Mais aussi fragile et furtif, souvent menacé d’être détruit pour recommencer inlassablement jusqu’à saisir l’essence même des choses.
Des éclats de mosaïque
Installé dans son atelier parisien de la rue Gauchet, près du parc Montsouris, Nicolas de Staël délaisse les toiles obscures pour expérimenter des compositions plus aériennes dans une palette qui se diversifie. C’est dans cette pièce inondée de lumière que l’artiste conçoit une grande partie de ses œuvres entre 1848 et 1849, renouvelant sans cesse les formes sensibles pour retrouver la présence et le poids des choses.
La matière est travaillée de manière acharnée, les couleurs prennent de la densité à travers les empâtements et les formats s’agrandissent. Staël « manie le couteau et la brosse de plein fouet » tout en cherchant une épuration. Le tableau devient une œuvre physique, aussi visuelle que tactile, sur laquelle les masses se superposent et s’étalent dans le temps et dans l’espace. S’il le pouvait, le peintre n’utiliserait sûrement qu’une seule toile pour mener à bien ses recherches sur les « images de la vie ».
Refusant tout rapprochement avec les artistes « abstraits », Staël tient à saisir le monde qui l’entoure et considère toute tentative d’art non figuratif comme illusoire. Si les titres de ses œuvres reprennent souvent le terme « Composition », c’est parce que l’artiste ne sait nommer les vibrations sensibles qu’il perçoit – au risque de les restreindre. Son art, de plus en plus condensé et fragmenté, se réinvente par la juxtaposition de tesselles colorées, à la manière d’une vaste mosaïque. Parfois, une forme circulaire incarne une pomme ou un pavé longiligne révèle un bouquet. Ce minimalisme se magnifie sur des gravures sur bois, réalisées pour illustrer le recueil de son ami René Char, à qui il écrit : « Tu m’as fait retrouver d’emblée la passion que j’avais, enfant, pour les grands ciels, les feuilles en automne et toute la nostalgie d’un langage direct ».
Entrer dans les paysages
En s’immisçant peu à peu dans les salles, on pénètre dans le monde physique de Nicolas de Staël. Les tesselles fragmentées s’agencent en de multiples paysages lumineux, qui nous font perdre l’équilibre. Un long trait horizontal fait état de l’espace entre ciel et terre, dans lequel des motifs bigarrés semblent virevolter.
En 1952, le peintre réalise une série de petits formats au Lavandou, où la lumière « vorace » modifie ses perceptions : « À force d’être bleue, la mer devient rouge ». En Normandie, on découvre de longs tableaux jouant sur les nuances de bleu, qui évoquent les ciels nuageux d’Eugène Boudin.
Mais pour Staël, le paysage n’est pas seulement peint en pleine nature ; il représente aussi les affrontements d’un match de football au parc des Princes, ou encore, les bouteilles semblant danser un ballet au sein de son atelier. Aucune hiérarchie ne s’installe dans son œuvre, l’artiste restant attentif à tous les stimuli : « L’individu que je suis est fait de toutes les impressions reçues du monde extérieur depuis et avant ma naissance […]. Les choses communiquent constamment avec l’artiste pendant qu’il peint, c’est tout ce que j’en sais ».
Couleurs criardes et lignes de fuite
En quête d’inspiration, Nicolas de Staël s’installe avec sa famille à Lagnes, près d’Avignon, dès 1953. Il va y trouver une lumière éclatante, qui va radicalement changer la palette de ses toiles : désormais plus vives, plus contrastées, celles-ci accompagnent la vie sentimentale du peintre, profondément bouleversée par ce séjour provençal. C’est là qu’il tombe éperdument amoureux d’une jeune femme, nommée Jeanne Polge, et enchaîne les « nus dans les nuages ». Bien que le cartel insiste sur « l’intensité charnelle » de cette période, on peine à saisir les liens qui sont faits entre certaines toiles – le parcours aurait gagné à insister davantage sur l’évolution stylistique du peintre.
À côté d’un documentaire très émouvant, qui retrace brièvement la vie du peintre, une série de toiles poursuivent cette quête de la couleur intense, avec des horizons sans limites. Récemment installé dans une demeure à Ménerbes, Staël réalise une série de peintures sur le motif, qu’il nomme ses « paysages de marche » : dans de multiples formats, ils représentent tantôt des cyprès, des champs, des façades, ou le soleil éblouissant le ciel. Après une escale en Sicile, il revient seul en Provence, où il peint des toiles aux couleurs criardes et aux lignes fuyantes. La palette se radicalise, les contrastes tranchent et les constructions se simplifient.
Cette longue traversée nous fait donc entrer dans ce que nous connaissons le mieux du travail de Staël : des toiles éclatantes, coupées à l’horizontale, dans lesquelles chaque motif semble autonome. Lors de ses nombreux déplacements en France, le peintre retranscrit l’atmosphère de la route dans des compositions plus légères, plus fluides, mêlant des couleurs sombres à des taches vives. Dans ses créations faites à Antibes, le retour d’une palette sombre annonce le départ de Jeanne Polge : désespéré, Staël se plonge dans ses toiles et peint avec acharnement.
La dernière salle dévoile des tableaux étonnement obscurs, souvent éclairés par quelques motifs lumineux. Ils seront son testament : le peintre se suicide le 16 mars 1955 en se jetant du toit de son atelier. Un geste aussi impulsif que celui donné à ses toiles. Comme tous les grands créateurs lancés dans une quête, Staël et son œuvre restent indissociables.
Nicolas de Staël
Musée d’Art moderne de Paris
11 avenue du Président Wilson, 75116 Paris
Jusqu’au 21 janvier 2024
Romane Fraysse
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