Célèbre pour ses vues nocturnes de Paris, Brassaï fait partie du panthéon des photographes du début du siècle aux côtés de Willy Ronis, Robert Doisneau ou Sabine Weiss. Pourtant, on connaît peu la diversité des recherches de ce hongrois qui explore aussi l’écriture, la sculpture, la tapisserie et le cinéma. Passionné par la Ville-Lumière, il fera néanmoins de la photographie son art de prédilection pour saisir l’atmosphère singulière de la vie parisienne des années 1930.
Paris, choc esthétique
C’est en 1899 qu’un certain Gyula Halász voit le jour en Transylvanie, alors rattaché au royaume de Hongrie. Dès 1903, son père, publiciste, emmène la petite famille à Paris pour donner durant l’année quelques cours de littérature au sein de l’emblématique Sorbonne. A 4 ans, sur les pas de ses parents, le jeune garçon découvre avec émerveillement la cité haussmannienne, qui rayonnait alors comme le berceau des avant-gardes artistiques. Ainsi, Halász gardera toute sa vie en mémoire l’ambiance de ses grands boulevards, ses décorations Art Nouveau et ses bistrots animés. Ce voyage sera pour lui un véritable choc esthétique.
De retour en Hongrie, il affirme déjà son goût pour les arts. A l’Université hongroise des beaux-arts de Budapest, il suit des études de peinture et de sculpture, avant de poursuivre sa formation à Berlin en 1920. Sur les traces de son père, il travaille alors en tant que journaliste, et se forme à la photographie sans véritable passion. Il commence à adopter le pseudonyme « Brassaï », signifiant « de Brassó », sa ville d’origine. Mais son rêve reste néanmoins d’emménager à Paris, ce qu’il fera dès 1924.
L’atmosphère des nuits festives
Installé à Montparnasse, comme un grand nombre d’immigrants de l’époque, Halász plonge sans le savoir dans le cœur bouillonnant de la capitale. Tout en apprenant le français, il se lie d’amitié avec Henry Miller, Léon-Paul Fargue, Jacques Prévert, Henri Michaux… tout un monde inventif. Du Dôme à La Coupole, il se trouve alors ébloui par les étincelles de la vie nocturne.
Dès les années 1930, la question commence à le tarauder : comment capter cette beauté mystérieuse, celle révélée durant son enfance ? Son regard se pose soudain sur son appareil photo, bien qu’il s’agisse pour lui d’un instrument journalistique, loin des beaux-arts qu’il aime tant. « Dès l’instant où j’ai réalisé que l’appareil photo était capable d’immortaliser toutes les beautés du Paris nocturne dont j’étais tombé passionnément amoureux lors des pérégrinations de ma vie de bohème, faire des photos n’était plus pour moi qu’un plaisir ».
Amants de bistrots, danseuses de cabarets, saltimbanques, prostituées et travestis, Brassaï se plaît à capturer la marginalité de la vie nocturne. Ses festivités, mais aussi ses clochards endormis sur un quai, ses ouvriers ivres aux comptoirs, et la solitude de ses falotiers. En quelques années, il devient « l’œil de Paris » selon Miller : il est l’un des seuls à immortaliser une ambiance propre au Paris nocturne de l’entre-deux guerre.
Les visages du Paris artistique
Ses nombreuses rencontres, Brassaï désire aussi les immortaliser. Salvador DalÃ, Pablo Picasso, Kiki de Montparnasse, Jacques Prévert, Dora Maar, Alberto Giacometti ou Anaïs Nin… ils sont nombreux à passer sous l’objectif du photographe.
Selon lui, le portrait doit avant tout respecter le sujet, sans jamais chercher à le rendre factice. Il souhaite avant tout capter le naturel de la personne prise dans son mouvement. Aussi, il leur demande toujours de le regarder, de ne pas le fuir du regard pour feindre une attitude, car ne pas regarder, c’est jouer un rôle. Au contraire, tout est dit par la manière de fixer l’objectif : Picasso, droit et confiant, pose un regard déterminé vers le photographe. On sent davantage de douceur dans le sourire esquissé de Giacometti et une certaine retenue chez Nin. Brassaï sculpte ainsi la singularité de leurs visages, silencieux mais résolument vivants.
Il va notamment collaborer avec l’artiste cubiste en s’immisçant dans l’intimité de ses ateliers, au plus proche de ses créations. Il confronte Picasso à ses œuvres, saisit sa pièce vide, se focalise uniquement sur sa main droite. Un regard qui se fait tout autant créateur : « C’est par vos photographies que je peux juger mes sculptures », lui confie d’ailleurs son ami Picasso.
Et parfois, il se rend lui-même modèle, comme le dévoile cette vidéo avec Agnès Varda :
La beauté silencieuse des choses
Mais Brassaï s’éloigne parfois du fourmillement des quartiers festifs pour capturer un Paris plus silencieux. Ce sont ces clichés qui font d’ailleurs le plus date. Des escaliers montmartrois aux pavés humides, la rue se transforme en une infinité de paysages mystérieux. La vie quotidienne revêt alors une apparence singulière, comme si elle nous devenait soudainement étrangère. C’est dans cette ville fantomatique et souvent nocturne que Brassaï s’immerge le mieux. Une ambiance nébuleuse qui lui rappelle ses premiers émois d’enfant : ce merveilleux révélé dans les objets les plus banals, des chaises du Luxembourg enneigées aux sacs de sable enrobant l’obélisque de la Concorde. Une vie secrète qui le rapprochera des surréalistes, bien qu’il ne se soit jamais reconnu dans le mouvement, bien loin de croire à un “suréel”.
Mais au-delà des choses matérielles, Brassaï s’intéresse avant tout à l’atmosphère qui s’en dégage. Le clair-obscur des vues nocturnes, les brumes remplissant l’espace, la texture de l’asphalte, les reflets de la pluie ou le tournoiement des branches. Des forces éclatantes qui se confrontent et forment un instant poétique. « J’étais à la recherche de la poésie du brouillard qui transforme les choses, de la poésie de la nuit qui transforme la ville, de la poésie du temps qui transforme les êtres… »
Le langage des murs
Promeneur invétéré, Brassaï se prend aussi de passion pour le « langage du mur », devenus bavards avec leurs nombreux graffitis. Lorsqu’il flâne, il prend alors pour habitude de les répertorier dans un carnet afin d’être certain de les retrouver. Un art populaire « que l’on ignore et qui s’ignore », que le photographe a donc à cœur de rendre visible à une époque où tout un chacun s’en désintéresse. Picasso l’en félicite d’ailleurs : « Vous avez eu vraiment une très heureuse idée de constituer cette collection, car sans la photo le graffiti existe, mais comme s’il n’existait pas. Sans la photo, ils seraient voués à la destruction ».
Brassaï est donc l’un des premiers à photographier ces murs gravés de visages, d’oiseaux, de chimères et de mots, tous mystérieux, laissés là par des anonymes. Il aime aussi capturer le même graffiti à quelques mois d’intervalle, pour dévoiler les métamorphoses liées au temps.
Si le sujet se renouvelle, la rupture se crée surtout par sa réconciliation avec la couleur. Lui qui ne jurait que par l’élégance du noir et blanc apprend à user des teintes lors d’un voyage aux Etats-Unis. Néanmoins, pour le photographe, « le vrai sujet d’une photo en couleur ne peut être que la couleur », comme le confirme les titres des tirages de la série. Mais s’il l’expérimente, on constate tout de même que la couleur, bien que présente, reste toujours nuancée.
Romane Fraysse
A lire également : Sabine Weiss, 80 ans dédiés à la photographie