
Dans le climat de fortes tensions que nous traversons, un regard est nécessairement porté sur le passé et ses récents soulèvements. Parmi eux, celui de Mai 68, principalement mené par les étudiants et les ouvriers français autour d’une même lutte contre la répression gaulliste. Mais de cette révolte, l’imaginaire collectif retient surtout l’iconographie singulière des centaines d’affiches créées par l’Atelier populaire de l’ex-école des Beaux-Arts de Paris, qui ont été diffusées par milliers au sein de la capitale.
Pour un art désinstitutionnalisé
Rappelons que le mouvement de Mai 1968 n’est pas né qu’à Paris, mais dans la France entière, en réaction à un pouvoir jugé trop répressif. Élu à la présidence d’un pays bouleversé par la guerre d’Algérie, Charles de Gaulle se montre de plus en plus autoritaire face aux manifestants : une violence d’État qu’incarne parfaitement la figure de Maurice Papon, alors préfet de police de Paris, ouvertement responsable des tueries du 17 octobre 1961 et de l’affaire du métro Charonne du 8 février 1962. À une époque qui commence à revendiquer l’émancipation individuelle, la politique nationaliste d’un président vieillissant trouve peu d’adhérents dans la nouvelle génération.

À majorité communiste et anarchiste, la jeunesse parisienne commence à se soulever dès le 22 mars 1968 dans la faculté de Nanterre, puis investit les locaux de la Sorbonne le 3 mai. En opposition aux propagandes de l’ORTF et d’une partie de la presse officielle, elle comprend rapidement l’utilité de diffuser ses messages révolutionnaires par de nouveaux médias. Avec l’occupation du théâtre de l’Odéon le 15 mai, le Quartier latin devient l’un des principaux centres de rébellion, où les émeutes de rue se poursuivaient en débats d’idées. Il était alors question de réformer la société, mais aussi de défendre un art engagé, populaire, en rupture avec les institutions.
La création de l’atelier populaire
Ces réflexions sur l’utilité sociale de l’art ont donné naissance à des ateliers populaires dans les écoles de plusieurs villes françaises, le plus connu restant celui de l’ex-école des Beaux-Arts de Paris. En pleine reconfiguration sous l’égide d’André Malraux, cette dernière s’est dispersée dans de nouveaux ateliers parisiens, et a attribué l’ancien hôtel de Chimay à des élèves architectes. C’est le 8 mai 1968 que ceux-ci décident d’y créer un comité de grève, bientôt rejoint par d’autres étudiants, militants, professeurs et artistes. À partir de cette date, le lieu restera ensuite occupé durant 46 jours. Des réunions s’instaurent et des slogans commencent à naître, mais ceux-ci sont tout d’abord graffés dans les rues, notamment lors de la grande mobilisation du 13 mai.

Le lendemain, l’école est rebaptisée « Atelier populaire des Beaux-Arts » pour incarner leurs nouvelles revendications : réformer le système éducatif, s’unir aux ouvriers et diffuser leurs idées par la création artistique. À l’entrée, une affiche annonce la couleur : « Travailler dans l’Atelier populaire, c’est soutenir concrètement le grand mouvement des travailleurs en grève qui occupent leurs usines contre le gouvernement gaulliste antipopulaire ». Si plusieurs artistes de la figuration narrative se trouvent dans ce comité, à l’instar de Gérard Fromanger ou Erró, la plupart sont de jeunes révolutionnaires restés anonymes.
Une vie collective
Une première affiche sort le 14 mai 1968, avec l’emblématique poing levé et le slogan « Usines, Universités, Union ». Dans l’idée d’une action collective qui s’oppose à l’individualité bourgeoise, celle-ci reste anonyme, comme toutes celles qui lui succèderont, et est siglée d’un tampon « Atelier populaire ».

Une organisation est peu à peu mise en place, avec une assemblée générale organisée chaque soir. Nuit et jour, un service d’ordre assure la sécurité des locaux, tandis que des comptables gèrent l’argent collecté dans la rue. Des pharmaciens dispensent des soins, une restauration est assurée et un comité fait circuler l’information entre les différents pôles. Chaque projet d’affiche est également soumis au vote : la majorité doit adouber le dessin créé par un étudiant, et le lettrage réalisé par un autre. Après le vote, l’affiche choisie part ensuite au tirage dans des salles de fabrication tenues par plusieurs équipes qui se relaient 24h/24. Finalement, des dizaines de groupes de colleurs diffusent les affiches dans les rues.
Un style éphémère
Dans l’Atelier populaire, chaque affiche créée doit délivrer un message clair : elle associe une image graphique et un slogan radical sur un format de 60×80 cm ou 80×120 cm. Environ 500 modèles ont été créés au total. Chacun réagit à l’actualité du jour et formule une critique portant notamment sur le manque d’indépendance des médias, ou sur l’autorité du général de Gaulle, devenu le chienlit, un personnage typique du Carnaval de Paris.

En réagissant à chaud, ces affiches se veulent fulgurantes. Tirées sur du papier de mauvaise qualité, elles servent à délivrer un message immédiat, en opposition à la durabilité des œuvres institutionnelles. Mais en parvenant à accrocher les regards, elles deviennent rapidement des icônes de ce mouvement révolutionnaire et plus d’une centaine d’entre elles seront finalement conservées par des membres de l’Atelier populaire. Même si cet acte de conservation est attribué à la bourgeoisie, il permet d’esquisser un style, celui de Mai 68, qui ne prendra le nom d’aucun mouvement, mais dont le graphisme singulier reste un emblème populaire.
Des milliers d’affiches dans la capitale
Propre à Mai 68, cette créativité aussi prolifique que fulgurante est également due à une nouvelle technique de production. Après un passage à la Factory d’Andy Warhol, le plasticien Guy de Rougemont ramène un savoir-faire révolutionnaire, celui de la sérigraphie. Simple, rapide et efficace, celle-ci permet de multiplier les affiches avec peu de moyens, et de les diffuser dans l’ensemble de la capitale.

Les chiffres sont alors exorbitants : entre 2 000 et 3 000 affiches sortent chaque jour de l’Atelier populaire. Au total, près d’un million seront créées durant les six semaines d’occupation. Une profusion inédite qui participe à les faire rapidement entrer dans l’imaginaire collectif. Gérard Fromanger raconte : « On ne voulait plus quitter l’école, on y dormait, on y vivait jour et nuit. Il y avait au fond ce rapport direct avec le public, le peuple, les étudiants, les ouvriers, les militants. C’était très gratifiant, tout le pays était en grève sauf nous ! Nous n’avons jamais autant travaillé de notre vie ! ».

Mais face à l’intervention des forces de l’ordre, l’Atelier populaire est contraint de fermer ses portes le 28 juin. Pourtant, une dernière affiche parvient à réagir à sa dissolution le jour même. Celle-ci est tirée de manière clandestine par Gérard Fromanger et Merri Jolivet au local du PSU, et stipule : « La police s’affiche aux Beaux-Arts, les Beaux-Arts affichent dans la rue ». Les révolutionnaires auront donc eu le dernier mot.

Romane Fraysse
À lire également : Une histoire politique des pavés parisiens