Après de longues années de négociations, Emmanuel Macron a annoncé, le 18 juin dernier, l’entrée du couple Manouchian au Panthéon pour ses actes de résistance sous la Seconde Guerre mondiale. Si Missak a été rendu célèbre par la chanson L’Affiche rouge de Léo Ferré, reprise d’un poème de Louis Aragon, sa femme Mélinée est jusqu’ici restée dans l’ombre. Mais quel a été l’engagement de ces deux immigrés arméniens, encore largement méconnus des Français, qui devraient entrer le 21 février 2024 dans le temple républicain ?
Deux immigrés aux vies croisées
Si Missak Manouchian et Mélinée Soukémian se rencontrent en France, leurs vies respectives s’entrecroisent dès leurs premières années. Nés l’un comme l’autre dans l’Empire ottoman, ils sont tous deux confrontés à l’assassinat de leurs parents lors du génocide arménien en 1915 : Mélinée a alors deux ans, tandis que Missak en a neuf quand sa mère meurt de famine après la disparition de son père, tombé sous les tirs des gendarmes turcs. Pris en charge par la communauté arménienne au lendemain de la Première Guerre mondiale, le jeune garçon est envoyé avec son frère Garabed dans un orphelinat situé dans la région libanaise de Jounieh, alors sous contrôle français.
Formé aux lettres arméniennes et à la menuiserie, il développe un goût pour l’écriture et rédige de nombreux textes satiriques dès les années 1920. De son côté, Mélinée est recueillie par une mission protestante avec sa sœur Armène, avant d’être placée en orphelinat à Corinthe, sous protectorat anglo-français.
À un an d’intervalle, les deux immigrés rejoignent la France : en 1925, lui débarque à Marseille avec son frère, avant de monter à Paris pour devenir tourneur aux usines Citroën. Tombé gravement malade, Garabed subsiste avant de disparaître deux ans plus tard. De son côté, Mélinée arrive à Marseille avec Armène en 1926, et se rend à la capitale après avoir suivi une formation de secrétaire comptable et de sténo-dactylographie.
Un couple de partisans
Devenu le modèle de certains peintres, Missak entre dans le milieu artistique et continue à écrire des poèmes. Avec son ami arménien Kégham Atmadjian, il décide alors de s’inscrire en auditeur libre à la Sorbonne pour suivre des cours de littérature, philosophie ou politique. Dès 1930, les deux immigrés fondent la revue Tchank (« effort ») où sont publiés des articles de littérature française et arménienne. Missak adhère quatre ans plus tard au Parti communiste français, et rejoint le HOC, un Comité de secours pour l’Arménie, pour lequel il devient le deuxième secrétaire et le rédacteur en chef de leur journal, dénommé Zangou. C’est à cette époque qu’il rencontre Mélinée, alors déléguée du comité de Belleville.
Également membre du Parti communiste français, elle assure le secrétariat administratif du HOC et s’engage pour les travailleurs immigrés lors des grèves du Front populaire. Unie dans une même lutte avec Missak, celle-ci s’éprend du jeune homme et se marie le 22 février 1936. Mais l’année suivante, face aux Grandes Purges staliniennes, le HOC est dissous à Paris : le couple fonde alors l’Union populaire franco-arménienne dans les mêmes locaux. Ils s’engagent notamment pour la défense de la République espagnole, récoltant à l’occasion un million de francs qui sont remis au Comité d’aide aux Républicains espagnols. À la fin de l’année 1937, Missak poursuit un militantisme actif au sein du Parti communiste français, en devenant délégué au 9e congrès.
Le temps de la résistance
En 1939, la Seconde Guerre mondiale éclate. Face au pacte germano-soviétique, Missak Manouchian est arrêté le 2 septembre 1939 pour son engagement auprès du Parti communiste français. Quelques jours plus tard, le gouvernement radical-socialiste d’Édouard Daladier interdit toute association liée au groupe politique sur le territoire. Mélinée Manouchian s’empresse alors de brûler toutes les archives laissées au siège de l’Union populaire franco-arménienne sur lesquelles sont notés les noms et adresses des partisans.
Pour échapper à l’emprisonnement, Missak décide de s’engager volontairement dans une unité militaire française, puis dans une usine d’armement. Après une fugue, celui-ci est incarcéré par le S.D. au camp de Compiègne en tant que partisan communiste, avant d’être libéré en 1941, par manque d’accusations. Il retrouve alors Mélinée, embauchée dans une usine parisienne. À partir de cette période, le couple rejoint la Main-d’Å“uvre immigrée (MOI) créée par la résistance communiste et entre dans le groupe armé des Francs-tireurs et partisans. Responsable de cinquante militants, Missak accomplit une trentaine d’actions dans Paris entre les mois d’août et de novembre 1943. De son côté, Mélinée est chargée de repérer les futures cibles d’attentats, de transporter des armes et d’établir des comptes rendus.
L’emblématique Affiche rougeÂ
En 1943, les résistants du FTP-MOI se savent surveillés. Le 15 novembre, Mélinée est interpellée par un policier avec un sac rempli d’armes dans le métro parisien, mais par chance, celui-ci la laisse repartir sans la prendre au sérieux. Le lendemain, Missak est arrêté en gare d’Évry Petit-Bourg avec plusieurs militants, tandis que son épouse parvient à prendre la fuite tout en récupérant ses précieux comptes-rendus. Après de longs interrogatoires menés sous la torture, le tribunal militaire allemand du Grand-Paris le condamne à mort avec vingt-deux autres résistants.
Dix d’entre eux sont alors sélectionnés pour la composition de l’Affiche rouge, un outil de propagande blâmant « l’armée du crime ». 1 500 exemplaires sont déployés dans les rues françaises pour exposer les visages des dix fusillés, dont celui de Missak décrit comme : « Arménien, chef de bande, 56 attentats, 150 morts, 600 blessés ». Puis, le 21 février 1944, l’ensemble des résistants sont assassinés au Mont-Valérien. Loin de glorifier le pouvoir allemand, cette Affiche rouge devient l’emblème du martyre des résistants. De son côté, Mélinée poursuit ses actes de résistance au sein de la FTP-MOI et contribue à la libération de plusieurs villes françaises en traduisant en arménien des bulletins de liaison.
À la Libération, la dernière lettre envoyée par Missak à Mélinée a été publiée pour la première fois par Emmanuel d’Astier de La Vigerie dans son journal Libération. Elle a ensuite été rendue célèbre par Louis Aragon, qui l’a reprise dans son poème Groupe Manouchian, paru en 1955 dans L’Humanité, puis un an plus tard, dans Le Roman inachevé. Adaptée en chanson par Léo Ferré sous le titre L’Affiche rouge, celle-ci restera censurée jusqu’en 1981 par les médias français. Si ces actes participent à la postérité de Missak, sa veuve Mélinée a largement contribué à perpétuer sa mémoire et ceux des MOI à travers des biographies, des témoignages et des hommages derrière lesquels elle s’est effacée.
Romane Fraysse
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Image à la une : Missak et Mélinée Manouchian