Le 28 décembre 2021, on apprenait la disparition de Sabine Weiss à 97 ans. Originaire de Saint-Gingolph, la photographe est considérée comme l’une des représentantes de l’école humaniste, pourtant longtemps restée dans l’ombre de ses homologues masculins Robert Doisneau, Willy Ronis ou Edouard Boubat. En plus de son œuvre personnelle, on lui doit un travail prolifique dans la presse, mêlant reportage, portrait, mode et publicité. Ses archives sont aujourd’hui conservées au musée de l’Elysée à Lausanne, et comptent 200 000 négatifs, 7 000 planches-contact, ainsi que 2 700 tirages vintage.
La photo, un petit appareil d’artisan
Enfant, Sabine Weber admirait son père comme un magicien dans son laboratoire. Cet ingénieur chimiste fabriquait des perles artificielles à partir d’écailles de poisson, un savoir-faire gingolais en plein essor au début du XXe siècle. Artisan passionné, il soufflait ses propres cornues, tout comme les verres des poupées de la petite fille. En pensée, Weber charge alors les objets de pouvoirs magiques capables de transformer la matière en une infinité de choses. Eveillée à l’art par sa mère, avec laquelle elle devenait familière des musées, elle délaisse rapidement l’école pour se consacrer à des occupations plus manuelles.
C’est en 1935, à l’âge de 11 ans, qu’elle s’achète un petit appareil photo en bakélite avec son argent de poche. Elle déambule alors dans les rues, prend quelques portraits, puis colle ses clichés dans un album photo qu’elle nomme « Mon premier film ». Sa carrière est dès lors lancée. Soutenue par sa famille, elle apprend dès 1942 la technique photographique aux côtés de Paul Boissonnas, dont le père détient un important studio au centre de Genève. Pendant trois ans, elle y effectue des tirages, des lavages, des glaçages et des retouches. « La photographie est un métier, je suis un artisan » ne cessera-t-elle d’affirmer. Diplôme en poche en 1945, Weber déménage ensuite à Paris et devient l’assistante de Willy Maywald, un photographe de mode allemand qui était installé chez un antiquaire, au 22 rue Jacob. Engagé pour de grands couturiers et des magazines comme Vogue, il privilégiait les prises de vue à l’extérieur, face au Louvre ou à la tour Eiffel. Cette expérience révèle alors à Weber l’importance de la lumière naturelle comme « source d’émotion ».
C’est à cette époque qu’elle rencontre le peintre Hugh Weiss, qu’elle épouse en 1950. Naturalisée française, Sabine Weiss s’installe avec son mari dans un appartement près de la porte Molitor, qui deviendra également son studio. Comme il dispose d’une grande verrière, elle ne travaille qu’à la nuit tombée, lorsque la pièce est entièrement obscurcie. Si son mari peint un univers fictif et symbolique, la photographe préfère figer des instants du réel qu’elle tire comme un véritable artisan dans son atelier.
L’époque Rapho, une création hétéroclite
Photographe de mode et reporter pour Vogue, Weiss rencontre un jour Robert Doisneau dans le bureau du directeur du magazine. Conquis par son ingéniosité, ce dernier lui propose d’entrer en 1952 dans l’Agence Rapho, première agence de presse française avec laquelle il collabore comme d’autres grands noms, tels que Brassaï ou Willy Ronis. Un grand pas lui permettant de se faire une place au sein du milieu de la photographie. Chez Rapho, l’agent américain Charles Rado se prend lui-même de sympathie pour Weiss, si bien qu’il l’incite à exposer dans plusieurs galeries aux Etats-Unis. Elle commence alors à travailler dans de nombreux magazines du Nouveau Monde, tels que Holiday, Time ou Life. Plusieurs de ses tirages sont alors sélectionnés lors de la légendaire exposition “The Family of Man” organisée par Edward Steichen au Musée d’art moderne de New-York.
Ce succès international permet à Weiss de toucher à toutes les formes possibles de la photographie : reconnue dans l’image de mode, la publicité et le reportage, elle se lance aussi dans les portraits de célèbre musiciens, écrivains et plasticiens. On lui doit un légendaire tirage d’une toute jeune Françoise Sagan, allongée à même le sol face à sa machine à écrire. Ou encore le très austère André Breton posant devant sa collection d’art africain.
Ses nombreux voyages éveilleront aussi bien en elle un engagement politique. Lancée dans des sujets de société, elle réunit en 2007 une centaine de photographies sur la liberté de la presse, qui constitueront un portfolio pour Reporters sans frontières.
Une Å“uvre-atmosphère, éloge de la vie poétiqueÂ
En marge de ses commandes, Weiss effectue un travail plus personnel dans les rues du Paris de l’après-guerre. En faisant confiance au hasard, elle cherche à fixer une émotion fugace, donne des gages aux enfants et retranscrit l’atmosphère des espaces. A travers des jeux d’ombres et de flous, chacun de ses sujets est nourri d’une profonde affection. Ainsi, ses clichés révèlent un talent certain pour capter une poésie visuelle, sans que son art n’ait jamais la prétention de supplanter le réel. L’objectif est avant tout de saisir l’essence des êtres et des choses.
En ce sens, la photographie de Weiss se rattache bien au courant humaniste, une association fréquente qu’elle trouve pourtant réductrice. Tout le long de sa carrière, elle refusera d’ailleurs le statut d’artiste pour préférer celui d’artisan. Son travail se présente avant tout comme le témoignage d’une époque, sans s’imposer comme une création à part entière : « Je témoignais, je pensais qu’une photo forte devait nous raconter une particularité de la condition humaine. J’ai toujours senti le besoin de dénoncer avec mes photos, les injustices que l’on rencontre ». Ainsi, Weiss dépasse la simple anecdote pour fixer un instant en passe de disparaître. Il est certain que son regard sur le monde trahit une sensibilité rare : après tout, parvenir à saisir le mystère d’une atmosphère singulière, n’est-ce pas le propre des poètes ?
Romane Fraysse
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