L’art moderne n’a pas qu’une histoire européenne. C’est ce que tient à rappeler le musée d’Art moderne dans sa nouvelle exposition au titre évocateur : Présences arabes. À travers 200 œuvres d’artistes algériens, libanais, syriens ou irakiens, ce parcours engagé dévoile jusqu’au 25 août 2024 tout un pan de la création du XXe siècle qui demeure parfaitement inconnu en France, puisque la plupart des toiles, poèmes, sculptures ou vidéos sont exposés pour la première fois dans le pays.
Les pays arabes sous la tutelle de l’Europe
Le vaste parcours de Présences arabes s’ouvre à l’aube du XXe siècle, dans un Paris de la Belle Époque qui demeure encore une « ville-monde ». Véritable centre artistique, la capitale voit fleurir de nombreuses écoles d’art, dont certaines acceptent sur leurs bancs les femmes et les immigrés. Avec une chronologie détaillée, l’exposition présente ce contexte inédit, durant lequel tout artiste étranger se doit de passer par Paris pour étudier et exposer. En parallèle, l’Égypte, l’Algérie et le Maroc colonisés reprennent le modèle des Beaux-Arts français en fondant plusieurs musées et écoles d’art sur leur territoire.
Dès le départ, on entre dans un monde jusque-là absent de l’histoire de l’art moderne. Un nom tout d’abord, celui de Nahda, qui renvoie au monument national du sculpteur égyptien Mahmoud Mokhtar, érigé au Caire dès 1919. Signifiant « Renaissance », cette œuvre représente une femme fièrement retirant son voile aux côtés d’un sphinx. En cela, elle incarne l’esprit du moderne, remettant en cause les traditions pour inventer de nouvelles formes artistiques, tout comme celui du peuple colonisé revendiquant son identité propre.
Toutefois, sous les empires coloniaux, les pays arabes restent durement cloîtrés dans des stéréotypes. On parle de l’« artiste indigène » – pour ne pas dire « colonisé » – qui est cantonné à la vision fantasmée de l’Orient par l’Occident, comme l’illustrent plusieurs portraits de femmes arabes. Cet orientalisme très en vogue est particulièrement apprécié des Français, qui viennent en voir lors des grandes Expositions parisiennes.
Les avant-gardes contre l’orientalisme
Face à la puissance coloniale et à ses représentations stéréotypées des peuples « indigènes », un mouvement intellectuel, en partie constitué par les surréalistes, soutient les premières indépendances prises au Liban, en Syrie et en Égypte. Des tracts, des revues et des affiches anticoloniaux se multiplient dans le pays pour faire barrage à la propagande et aux discours racistes. Le parcours en présente plusieurs, dont un tract intitulé « Ne visitez pas l’Exposition coloniale », ou une affiche sur laquelle est cité Marx : « Un peuple qui en opprime d’autres ne saurait être libre ».
Contre l’orientalisme, des avant-gardes se tournent vers les expérimentations esthétiques. En 1947, le groupe des surréalistes égyptiens Art et Liberté exposent à la galerie Maeght à Paris tout comme l’artiste algérienne Fatma Mahieddine, dite « Baya », dont on découvre sa voluptueuse Femme candélabre. Quelques poèmes du surréaliste Georges Henein sont également présentés.
À cette époque, de nombreux artistes arabes se mêlent aussi aux Français dans les ateliers d’André Lhote et Fernand Léger, ou dans l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris : on y retrouve le Tunisien Edgar Naccache, l’Irakien Jamil Hamoudi, ou l’Egyptien Salah Yousry. Comme l’exposition le rappelle très justement dans un cartel engagé intitulé « Pour une contre-histoire de l’École de Paris », les historiens de l’art ont rassemblé sous cette « école » de nombreux artistes immigrés venus étudier dans la capitale française au début du XXe siècle, en privilégiant ceux de l’Europe de l’Est au détriment des pays arabes.
Au temps de la décolonisation
Vient le temps de la révolution algérienne et de la réclamation de son indépendance par le FLN. En réaction, de nombreux artistes français se mobilisent avec des actions militantes, comme André Fougeron ou Mireille Glodek Miailhe, tandis que Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir écrivent un ouvrage de soutien à Djamila Boupacha, militante du front, dont un exemplaire est exposé. À ses côtés, on trouve également une belle série de gouaches de l’Algérien Choukri Mesli, réalisée en plein exil.
Dans ce contexte tendu, plusieurs artistes modernes d’Afrique du Nord, comme Farid Belkahia ou Hatem el-Mekki, dénoncent ouvertement la violence coloniale dans leurs œuvres. Face à la décolonisation, la France accueille quelques artistes arabes dans sa Biennale internationale des jeunes artistes de Paris dès 1959, principalement par enjeu diplomatique. Les présentations sont alors assez réductrices, les présentant dans des pavillons libanais, tunisien ou marocain. La capitale prend tout de même soin de laisser dans l’ombre les discours les plus critiques envers son impérialisme.
« L’Apocalypse arabe »
Une dernière section de l’exposition nous mène vers la fin du XXe siècle. Avec la victoire d’Israël contre l’Égypte, des mouvements, comme celui de Mai-68, montrent leur solidarité au peuple palestinien et le rattachent à leur combat contre la répression. Plusieurs affiches célèbres sont ainsi présentées, dont celle de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) illustrée par une colombe – un choix que l’on ne peut que soutenir au regard du contexte actuel. Dans une même lutte, l’artiste et poétesse Etel Adnan fait paraître L’Apocalypse arabe en 1980 à Paris, un long poème dénonçant les massacres des peuples arabes liés aux guerres successives.
Ces violences n’échappent toutefois pas à la France. Avec son groupe Carte de séjour, Rachid Taha dénonce les violences policières et les crimes racistes dans la chanson Nar (« Feu ») : un extrait du clip est présenté dans le parcours, accompagné d’un cartel une nouvelle fois engagé – et cela fait du bien – dans sa conclusion : « Un clip malheureusement toujours d’actualité ».
En épilogue de cette longue exposition passionnante, une salle entière est dédiée une installation multimédia inédite de Hala Alabdalla, plasticienne et cinéaste syrienne. Intitulée Mon exil, ton exil, notre exil, celle-ci se présente en deux actes : une série de portraits de Syriens ayant refait leur vie à Paris, et un remontage du film de la plasticienne dénommé Je suis celle qui porte les fleurs vers sa tombe (2006). Ce dernier, très émouvant, présente l’histoire d’amour entre Hala Alabdalla et le peintre syrien Youssef Abdelké, tout deux résistants communistes persécutés par le pouvoir en place. Cette salle, qui se présente comme une exposition dans l’exposition, clôture superbement le parcours en s’imprégnant durablement dans la mémoire.
Romane Fraysse
Présences arabes
Musée d’Art moderne de Paris
11 avenue du Président Wilson, 75116 Paris
Jusqu’au 25 août 2024
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Image à la une : Georges Hanna Sabbagh, Les Sabbagh à Paris, 1921 – © Ville de Grenoble / musée de Grenoble – J.L. Lacroix