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Frida Kahlo : quand l’art pallie le corps au Palais Galliera

Par Romane Fraysse

Ses sourcils accentuent son regard noir d’une longue ligne continue, sa bouche est entourée d’une fine moustache, ses cheveux sont noués en un monument de fleurs, et son élégante posture reste toujours hiératique. Comme une lointaine réminiscence, ce portrait de Frida Kahlo vient à l’esprit en masquant, à jamais, le corps malade avec lequel elle a toujours cohabité. Jusqu’au 5 mars 2023, le Palais Galliera célèbre magistralement cette dualité entre le corps sublimé et le corps traumatisé à travers plus de 200 objets provenant de l’éternelle demeure de l’artiste, la Casa Azul.

Le métissage de l’enfance

En pénétrant dans une longue cave voûtée du Palais Galliera, le parcours s’ouvre intelligemment sur l’enfance de Frida Kahlo, et cela a toute son importance. Une série de photographies nous dévoilent le visage de la petite Magdalena Carmen Frida Kahlo y Calderón, née le 6 juillet 1907 dans ce qui sera surnommée la « Casa Azul », une maison située à Coyoacán au Mexique.

Vue de l’exposition “Frida Kahlo, au-delà des apparences” au Palais Galliera – © Laurent Julliand

Un arbre généalogique et quelques portraits nous présentent aussi la diversité qui existe au sein de sa famille. Il y a tout d’abord sa mère, Matilde Calderón y González, une métisse d’origine espagnole et indigène de la région d’Oaxaca. Fervente catholique et soucieuse des traditions, elle transmet à sa fille son goût pour les tenues locales dès son plus jeune âge. Son père Wilhelm Kahlo, est un émigré allemand, arrivé au Mexique en 1890. Lui est athée, mais n’en aime pas moins les symboles. Il prend d’ailleurs le prénom de Guillermo, et décide de nommer sa fille Frida – « paix » en allemand.

Guillermo Kahlo, Frida, 15 juin 1919 – © Romane Fraysse

Ce photographe majeur du gouvernement capture le patrimoine architectural du Mexique. Mais dans son intimité, il aime aussi faire des autoportraits, réveillant la jeune Frida Kahlo à cet art du miroir. Et dès ses premières années, celle-ci apprend à poser devant l’objectif de son père : le regard frontal, l’inclinaison de trois quarts, la tenue traditionnelle. L’exposition nous dévoile quelques tirages, et l’on s’étonne de reconnaître en ce visage enfantin les futurs autoportraits de la peintre. Ces premières photographies nourrissent en effet l’esprit de l’artiste, qui s’en inspirera toute sa vie pour ses propres tableaux. L’image devient un moyen d’affirmer sa personnalité, et prend peu à peu la valeur d’une icône. Kahlo conservera d’ailleurs chez elle les 5 000 tirages de son père, auxquels elle voue une véritable idolâtrie.

Sublimer le corps malade

Le culte de soi est bien une affaire de famille. Mais il devient assez vite une nécessité constitutive de l’identité de Frida Kahlo, pour qui le corps a toujours été source de vulnérabilité et de souffrance. En effet, la maladie la gagne très jeune, puisqu’elle contracte une poliomyélite à l’âge de six ans : avec la jambe droite atrophiée, elle est contrainte de rester isolée chez elle, dans cette « Casa Azul » qu’elle va tant chérir. Plus tard, le 17 septembre 1925, elle est victime d’un grave accident de bus : son abdomen et sa cavité pelvienne sont transpercés par une barre de métal. À 18 ans, elle est contrainte de rester alitée, et doit abandonner ses études de médecine. L’exposition présente un dessin réalisé par la jeune femme pour représenter cet accident traumatique : on y voit une Frida Kahlo clivée, dissociée de son corps blessé.

Corset en plâtre peint par Frida Kahlo – © Museo Frida Kahlo / Casa Azul collection / Javier Hinojosa, 2017

Elle reste ainsi de longs mois dans son lit. « J’ai commencé à peindre par ennui. J’ai chipé de la peinture à l’huile à mon père, et ma mère m’a fabriqué un chevalet spécial, parce que je ne pouvais pas m’asseoir. Voilà comment j’ai commencé à peindre ». En restant face à un miroir, elle se prend pour sujet, « parce qu’il n’y avait personne d’autre, ni rien d’autre autour de moi ».  Elle est alors contrainte de porter des corsets et des prothèses médicales, qu’elle finit par décorer comme de véritables œuvres d’art. Pour la première fois, cette exposition rassemble des centaines d’objets de la Casa Azul, dont ces tenues médicales peintes comme un prolongement de son corps cherchant à masquer la douleur du handicap. « J’ai vécu comme une enterrée encore vivante, prisonnière d’un corps qui convoitait la mort et s’agrippait à la vie. Maintes fois, j’ai été emmurée dans des cercueils de plâtre et de fer, mais je résistais ».

Poupée, avant 1954, Mexique. Probablement fabriqué par Frida Kahlo – © Romane Fraysse

Au sein d’une vaste pièce sombre sont mis en lumière des chaussures orthopédiques serties de tissu rouge, des atèles et des corsets ornés de symboles. Son corps est sublimé et son image déifiée, comme le dévoile une petite poupée à son effigie réalisée par ses soins. Kahlo a ainsi fait du vêtement une vraie affirmation identitaire lui permettant de reprendre le contrôle de son existence. De ses toiles à ses parures, tout devient symbole : en se dédoublant, l’artiste s’extraie de son corps mortel pour travailler à son immortalité. Ses portraits au regard hiératique et frontal rappellent ceux des icônes byzantines : si ses handicaps créent un physique instable et irrégulier, les tenues et les paysages sont entièrement symétriques, jusqu’à sa propre personne démultipliée.

La mode, entre tradition et contemporanéité

En dévoilant la personnalité de Frida Kahlo « au-delà des apparences », cette exposition souhaite mettre en lumière son rôle majeur dans la mode. Le parcours présente un ensemble de robes traditionnelles Tehuana et de colliers précolombiens collectionnés par l’artiste, ainsi que plusieurs photographies pour lesquelles elle a posé.

Vue de l’exposition “Frida Kahlo, au-delà des apparences” au Palais Galliera – © Laurent Julliand

Elle adopte ainsi les blouses brodées, les jupes longues, les coiffures élaborées et les châles tissés. Mais Kahlo s’invente un style à part : elle conçoit et assemble plusieurs pièces, mêle des accessoires provenant de différentes régions, et glisse dans sa chevelure de petits objets intimes, comme des amulettes.

Frida Kahlo, Autoportrait au Resplandor, 1948 – © Romane Fraysse

Une petite section de l’exposition est consacrée au resplandor, cette coiffe portée lors des mariages et des fêtes de saints que Kahlo adore. Un portrait la représente avec cette collerette en dentelle entourant son visage déifié, tandis que ses yeux accusateurs déstabilisent celui qui la regarde comme s’il faisait soudainement face à Méduse. Un élément qui rappelle de quelle manière ses toiles et ses vêtements sont dans un dialogue constant, la plaçant à la croisée de l’histoire de l’art et de la mode.

Vue de l’exposition “Frida Kahlo, au-delà des apparences” au Palais Galliera – © Romane Fraysse

Son influence est d’ailleurs dévoilée dans une exposition-capsule, présentée jusqu’au 31 décembre 2022. On y découvre les créations de nombreux couturiers contemporains inspirés par le style hybride et extravagant de Kahlo, dont celles d’Alexander McQueen, Jean Paul Gaultier, Karl Lagerfeld, Riccardo Tisci, Maria Grazia Chiuri ou Rei Kawakubo.

Une œuvre totale

Chez Frida Kahlo, l’art pallie donc le corps. Son style singulier lui a permis de façonner une identité plurielle, mais toujours en cohérence avec son univers symbolique. Le long de la cave voûtée du Palais Galliera, une série de photographies, publications, lettres, vidéos et toiles nous immisce à l’intérieur de cette personnalité en gestation. On découvre sa relation houleuse avec le muraliste Diego Rivera, mais aussi ses oppositions avec les courants artistiques de son époque. Après son séjour à Paris, ses correspondances nous dévoilent son rejet catégorique des surréalistes, cette « bande de lunatiques » qui souhaitent la rattacher à leur mouvement : « On me prenait pour une surréaliste. Ce n’est pas juste. Je n’ai jamais peint de rêves. Ce que j’ai représenté était ma réalité ».

Frida Kahlo révélant son corset peint sous son huipil par Florence Arquin, vers 1951 – © DR, collection privée © Diego Rivera and Frida Kahlo archives, Bank of México, fiduciary in the Frida Kahlo and Diego Rivera Museums Trust

Au-delà de son handicap, cette réalité est aussi politique et ethnique. Frida Kahlo trouble l’identité de genre en célébrant ses longs sourcils et sa moustache, tant dans la vie que sur ses toiles. Dans le sillage de la révolution mexicaine, elle défend ouvertement ses idées communistes, et n’hésite pas à se présenter avec des corsets ornés du symbole du marteau et de la faucille. Enfin, son attachement à la culture mexicaine ne s’estompe jamais et devient même omniprésent. Une section de l’exposition s’intéresse à la Casa Azul, maison natale de l’artiste, qui sera aussi celle de sa vie et de sa mort. Ce refuge est un véritable palais des merveilles, que Frida Kahlo et Diego Rivera remplissent d’objets de l’art populaire, de sculptures préhispaniques et de peintures votives, dont certaines sont présentées dans le parcours. Les murs sont quant à eux peints en un bleu éclatant, révélant une nouvelle fois l’ambition de Kahlo : celle de faire de sa vie une œuvre d’art totale.

Palais Galliera
10 avenue Pierre 1er de Serbie, 75116 Paris
Jusqu’au 5 mars 2023

Romane Fraysse

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