Tout un chacun a déjà visité le jardin de Monet, de près ou de loin. Certains s’y sont épanchés lors d’une escale à Giverny, d’autres l’ont contemplé à travers le mélodieux cycle des Nymphéas. Quoiqu’il en soit, il demeure à jamais imprégné par la sensibilité impressionniste du peintre qui y a passé les quarante-trois dernières années de sa vie. Ouvert dès le printemps jusqu’aux dernières lueurs des beaux jours, cet éden reste encore aujourd’hui l’un des plus beaux ravissements français.
La maison, le port d’attache des impressions
Nous sommes en 1883, année fatidique. Pris sous le feu des critiques, Claude Monet souffre de devoir défendre son art au prix de nombreux sacrifices. Cela fait désormais quatre ans que sa première femme Camille est décédée des suites d’un cancer, et malgré le soutien de sa nouvelle compagne, Alice Hoschedé, le peintre peine à se remettre. En quête d’un havre où poursuivre ses recherches esthétiques, il découvre une ancienne ferme située dans le village de Giverny, au pied d’une colline dont les flancs s’étendent vers la petite rivière de l’Epte. Ce sont tout d’abord les nombreux arbres fruitiers en fleurs qui le séduisent. La tranquillité de la vallée et la proximité de Paris finissent de le convaincre : le 29 avril, il s’y installe avec Alice et leurs enfants respectifs.
Entièrement clos par des murs en pierre, le domaine de 96 ares comprend une cour, un jardin et deux dépendances. La maison principale détient quant à elle quatre pièces au rez-de-chaussée et autant à l’étage. C’est dans une grange en terre battue accolée à la bâtisse que Monet établit son premier atelier jusqu’en 1899, avant de l’établir dans les deux annexes. A proximité de son petit salon de lecture, cette grande pièce devient rapidement un salon chaleureux, où le peintre reçoit ses amis et ses clients. Dotée d’une grande verrière, elle est ornée de fauteuils en rotin de style anglais et de larges tapis persans, entourés par plusieurs dizaines de toiles du maître. On y voit défiler ses amis Gustave Geffroy, Georges Clemenceau, Camille Pissarro, Octave Mirbeau, Auguste Renoir, Sacha Guitry, ou encore les collectionneurs Kojiro Matsukata et Madame Kuroki desquels il reçoit des présents japonais.
Puis, lorsque l’horloge sonne 11h30, tout le monde se retrouve dans la salle à manger sertie de murs aux tons jaunes. Chacun est alors invité à contempler la riche collection de céramiques et d’estampes réalisées par de grands maîtres du Japon. Et lorsque Monet reçoit en plus petit comité, il les accueille directement dans sa cuisine recouverte de carrelage de Rouen. A l’étage, on retrouve les chambres de toute la famille. Celle de Monet est couverte de tableaux dont la fille du peintre Paul Helleu garde un précieux souvenir : « Je comptais onze Cézanne, quatre Manet ! Par Renoir : les deux portraits de Claude et de Mme Monet, Mme Monet lisant Le Figaro, une Algérienne, la Casbah, et deux études de nus ; un Degas ; des Jongkind ; un Corot ; les portraits par Sargent de Monet ». Et le tableau se poursuit dans le cadre de la fenêtre, qui s’ouvre sur l’immense jardin parsemé de fleurs.
Le jardin, un tableau grandeur nature
Au départ, le jardin compte simplement une pommeraie, un potager, et quelques parterres. Le reste est un désordre de buis taillés, d’épicéas, de tilleuls et de cyprès. Ce vaste terrain, Monet le voit très vite comme un laboratoire lui permettant d’expérimenter son art. Passionné de botanique, il se lance avec sept jardiniers dans une composition magistrale qui se révèle à travers les saisons et ses lumières changeantes. Si le peintre connaît par cœur les différentes variétés de fleurs, l’essentiel n’est pas là . Monet est avant tout en recherche d’impressions.
Dans l’allée centrale, deux grands ifs trônent comme une porte d’entrée sur ce clos normand. Là , de grands parterres de fleurs sont orchestrés en « boîtes de peinture » selon des tonalités de couleurs. On plonge dans le rouge des capucines, le mauve des lilas, le rose des azalées, le bleu des myosotis ou le blanc des hortensias. Ce n’est pas tant la teinte qui importe, mais bien son accord harmonieux avec l’ensemble : les plantations sont séquencées pour créer des correspondances et des jeux de clair-obscur. Avec ses centaines de variétés, le jardin devient ainsi un véritable délice des sens. A chaque heure de la journée, à chaque mois de l’année, les lumières, les couleurs, les effluves et les sons varient perpétuellement sans jamais mimer la veille.
Et le peintre poursuit son œuvre en achetant une parcelle située au sud de clos normand, séparée par une voie ferrée. Là , il détourne un petit bras de l’Epte pour créer un bassin de style japonisant. Sous un hêtre pourpre et des saules pleureurs, le jardin d’eau se révèle beaucoup plus sauvage et secret, comme un lieu où se recueillir en solitaire. Monet y dresse une forêt de bambous, deux ponts verts, une grande glycine, des barques en bois, et une toute nouvelle plante asiatique qui le fascine. Sa fleur s’ouvre le jour et se ferme la nuit, ses feuilles rondes flottent sur l’eau : son nom scientifique est le nymphéa. L’harmonie est telle que le peintre préfère quitter son atelier pour peindre l’intimité des choses face aux miroitements de l’eau. A l’orée du XXe siècle, cette mutation est vue par le poète Georges Rodenbach comme une révolution esthétique : « C’est lui qui cassa les vitres des ateliers, réalisa dans sa totalité ce que le plein air pouvait ajouter de frémissement et de vibration lumineuse à la peinture. C’est lui qui clarifia la palette, la nettoya des ocres, des obscurcissements séculaires, et fixa enfin sur la toile toute la lumière, grâce à sa technique du ton simple, du ton fragmentaire, posé par touches brèves et successives ».
Le cycle éternel, aux mains d’or des jardiniers
Après la disparition de Monet en 1926, la maison dépérit peu à peu. La famille s’éteint sur quelques décennies et emporte avec elle le souvenir de ses jardins. Dans les ateliers du peintre, les plantes commencent à pousser à travers les lattes du plancher. Les palettes de fleurs se métamorphosent en un entremêlement de ronces, et le bassin perd progressivement sa clarté. C’est en 1977 que l’Académie des Beaux-Arts, alors légataire, entreprend des travaux pharaoniques pour redonner vie au paradis d’antan. Grâce à des témoignages, des photographies et des plans, le jardinier en chef Gilbert Vahé abat les arbres morts, laboure les parterres et plante les centaines de fleurs autrefois cultivées. Par chance, les deux ifs, le hêtre pourpre, le saule pleureur proche du pont et la forêt de bambous continuent de resplendir. Dès 2011, la maison est quant à elle restaurée par la conservatrice Sylvie Patin et le designer Hubert le Gall pour se replonger dans l’intimité du peintre.
Aujourd’hui, 11 jardiniers et 4 apprentis sont les nouveaux artistes rythmant la vie de ce lieu unique au monde. Dès décembre, ils s’affairent à retourner la terre et planter les rhizomes en prévision du printemps. Chacun est en charge d’un massif à la tonalité particulière. S’ils s’inspirent du jardin de Monet, ils ont néanmoins à cœur d’en faire un espace en perpétuel mouvement. L’idée n’est pas de figer la composition dans le temps, mais bien de laisser chaque jardinier s’exprimer librement en respectant la palette. Au sein de plusieurs serres installées dans le clos normand et à quelques mètres de la propriété, ils sèment pas moins de 180 000 plantes annuelles, bisannuelles et vivaces. Le bassin est quant à lui nettoyé chaque jour depuis une barque pour assurer une eau toujours limpide. Le public est alors accueilli avec les cerisiers en fleurs dès le mois d’avril, et peut contempler les diverses floraisons jusqu’au mois d’octobre.
Depuis 2018, ce cycle est orchestré par le chef jardinier Jean-Marie Avisard. « Un rêve d’enfant » qu’il partage avec son adjoint Rémi Lecoutre et le reste de l’équipe. Pour lui, il est avant tout question de s’immerger dans l’âme particulière de ce jardin. « Notre but n’est pas, sur le fond, d’innover mais de rester fidèle à l’esprit de Claude Monet. Mais il nous arrive, en effet, de tenter de nouvelles choses ou de picorer des idées dans un tableau ». Après deux années ombragées par la pandémie, Jean-Marie Avisard est ravi de pouvoir présenter les spécificités de ce printemps 2022 : « Parmi les nouvelles introductions au jardin, citons la Trollius Europaeus Superbus, une vivace aux pétales jaune citron et au feuillage vert, la tradescantia andersoniana Ocean Blue aux grandes fleurs bleu clair, ou encore la Lavatera cachemiriana réhaussée d’un mauve éclatant ! Nous accueillons aussi de nouvelles pivoines arbustives tout droit venues du jardin japonais Yuushien ». Du vert tendre d’avril aux doux orange d’octobre, le jardin de Monet est un lieu qui promet toujours une nouvelle expérience esthétique tout en éveillant un brin d’éternité.
Romane Fraysse
Pour aller plus loin :
Voir le documentaire d’Arte “Clemenceau dans le jardin de Monet” et le portrait filmé de Monet par Sacha Guitry
Découvrir les actualités du jardin sur le site de la Fondation Monet