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« On n’imagine pas les quais de Paris sans les bouquinistes » : rencontre avec Jérôme Callais, président de l’association des bouquinistes

Jérôme Callais devant une boîte de bouquiniste, Paris, 21 février 2024 - © Romane Fraysse
Par Romane Fraysse

Nous avons rencontré Jérôme Callais, bouquiniste et président de l’association des bouquinistes de Paris depuis onze ans. Soulagé par l’annonce d’Emmanuel Macron du 13 février 2024 confirmant le maintien de leurs boîtes sur les quais durant les Jeux Olympiques, le libraire en plein air évoque le combat de ces derniers mois, et les particularités du dernier métier de rue parisien.

Vous venez de gagner un combat contre le déménagement de vos boîtes durant les Jeux Olympiques. Cette initiative semblait absurde lorsque l’on sait que les bouquinistes n’ont jamais quitté les quais parisiens depuis plusieurs siècles.

C’était ubuesque. On n’imagine pas les quais de Paris sans les bouquinistes. Notre profession existe depuis la fin du XVIe siècle, et s’est développée avec la construction du Pont-Neuf en 1606, dont les larges trottoirs ont commencé à accueillir un marché du livre d’occasion. Les quais proches ont eux aussi été occupés par des bouquinistes, jusqu’à ce que la Ville leur donne officiellement l’autorisation en 1891 de laisser leurs livres, jour et nuit, dans des boîtes.

Avec 450 ans d’âge en plein air, nous sommes clairement le dernier métier spécifiquement parisien, et de surplus, le dernier métier de rue. On ne retrouve cette profession historique dans aucune autre ville. Il faut se remémorer ce qu’écrivait Blaise Cendrars : « Paris est la seule ville au monde où le fleuve coule entre deux rangées de livres ». C’est cette rareté que nous avons voulu défendre face au préfet de Paris, mais ça a été un long dialogue de sourds. Il était d’abord question de déménager 570 boîtes, puis le nombre a été baissé à 428, mais cela ne changeait rien pour nous. On était à quelques jours de déposer un recours en justice. Et finalement, ce 13 février, Emmanuel Macron a déclaré que nous ne serions pas déplacés. C’était un vrai soulagement.

Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que l’on tente de vous chasser…

En effet… Lorsqu’il était préfet de la Seine, le baron Haussmann avait déjà souhaité le déménagement des bouquinistes des quais pour les installer dans un ancien marché à la volaille. Là aussi, de vives contestations ont finalement convaincu Napoléon III d’avorter le projet. Autre événement marquant : sous l’Occupation, les bouquinistes dérangeaient beaucoup le régime nazi, qui avait à cœur de surveiller les rives de la Seine, tout comme les livres qui y étaient vendus. Ainsi, si chaque bouquiniste pouvait jusque-là occuper 10 mètres de quai, un décret de 1943 a réduit l’espace à 8 mètres, leur retirant une boîte. Et cette mesure est restée comme telle jusqu’à aujourd’hui ! Nous prévoyons de discuter prochainement avec la Ville pour que ce décret soit abrogé.

Beaucoup de Parisiens ont l’habitude de vous croiser sur les quais, mais la plupart ignorent ce qu’est la vie d’un bouquiniste…

Un bouquiniste, fondamentalement, c’est un libraire et ça doit le rester. C’est un métier de passion, une passion pour le livre en premier lieu, mais aussi pour le contact humain. Et bien sûr, on pourra trouver quelques cartes postales ou souvenirs de Paris dans les boîtes : ils permettent d’arrondir les fins de mois, car quand on est bouquiniste, on gagne peu. Ça implique forcément des choix de vie. Il ne faut pas être dépensier ni compter ses heures. Certains travaillent aussi à mi-temps autre part. Mais à côté de cela, quelle liberté on a ! Et ça, ça n’a pas de prix.

Jérôme Callais devant une boîte de bouquiniste, Paris, 21 février 2024 - © Romane Fraysse
Jérôme Callais devant une boîte de bouquiniste, Paris, 21 février 2024 – © Romane Fraysse

Dans la plupart des cas, le bouquiniste a eu auparavant une autre activité, et l’a quittée pour s’installer sur les quais. C’est mon cas, j’étais musicien, et j’ai tout arrêté il y a trente-trois ans pour faire ce métier. En revanche, on meurt bouquiniste. L’un des doyens a continué à vendre ses livres à Saint-Michel jusqu’à ses 98 ans !

Que dit le règlement de la Ville de Paris concernant votre activité ?

Lorsqu’un bouquiniste obtient un emplacement de la part de la Ville, il doit suivre plusieurs règles. Tout d’abord, il faut qu’il achète ou construise ce que l’on nomme un « jeu de boîtes », soit un ensemble de quatre ou cinq boîtes qui font obligatoirement moins de deux mètres de long chacune. Pour garder une unité, celles-ci doivent être peintes dans un ton dit « vert wagon » et n’afficher aucune publicité. Une fois installé, le bouquiniste doit être présent quatre jours par semaine, et vendre principalement d’anciens livres, papiers et gravures, ainsi que des livres neufs édités par des maisons indépendantes. Puis quelques articles comme des monnaies, médailles, timbres ou cartes postales sont autorisés, à moindre mesure.

Pourquoi le déménagement des boîtes lors des Jeux Olympiques était-il si problématique ?

On est monté au front, car enlever les boîtes était une mise en péril de notre activité : il était question de retirer 570 boîtes sur 932 en 4 nuits ! Il faut comprendre que chaque bouquiniste dispose d’un jeu de boîtes unique. Pourquoi ? Parce qu’il a parfois un auvent, parfois des coffres, qu’il est tantôt constitué de bois, tantôt de métal… Il n’y a pas deux jeux de boîtes qui ont le même créateur et le même âge ! Ce sont des fabrications artisanales, qui auraient explosé si on les avait déplacées.

Le jeu de boîtes d'un bouquiniste sur le quai
Le jeu de boîtes d’un bouquiniste sur le quai

Au-delà de ces boîtes, comment vous différenciez-vous par rapport aux librairies ?

On peut dire que les bouquinistes sont un maillon de la chaîne. On complète les librairies de livres neufs en proposant des ouvrages qui ne sont plus édités, sans pour autant être assez précieux pour se retrouver dans les rayons des librairies de bibliophiles. C’est là notre place : on fait le lien entre les deux.

Comment circulent les livres ? Où vous les procurez-vous et qui les achète ?

Généralement, on récupère les livres chez les particuliers, à la suite d’un déménagement ou d’une succession. Pour ma part, j’en chine assez peu, j’ai déjà un stock de 2 000 bouquins dans ma boîte ! Ma préoccupation, c’est surtout d’en vendre. La plupart du temps, ce sont des achats d’impulsion, de petits livres : les passants repèrent un titre qu’ils cherchaient et sont heureux de l’avoir trouvé. On peut être sûrs qu’ils vont le lire ensuite.

Mais en quelques années, la clientèle a énormément changé. À mes débuts, il y a trente ans, 70 % des ventes se faisaient aux Français, et le reste aux étrangers francophiles. Aujourd’hui, avec le développement du numérique, la tendance s’est inversée : 70 % de nos acheteurs sont des touristes. On dépend d’eux. Comme beaucoup de professions, on a pris un sacré coup avec la pandémie de Covid-19. Depuis, le télétravail s’est généralisé et on a perdu nos habitués. Certains venaient nous voir sur les quais après leur travail. Puis d’un coup, ils ont disparu.

Un lecteur chez un bouquiniste des quais de Seine de Paris
Un lecteur chez un bouquiniste des quais de Seine de Paris

Où se trouve la nouvelle génération dans tout ça ?

On a le sentiment que la jeune génération se désintéresse pas mal des livres que l’on vend. En parallèle, la moyenne d’âge des bouquinistes vieillit. Ça m’inquiète, car j’aimerais pouvoir transmettre tout mon savoir-faire ! Quand j’ai commencé sur les quais, mes amis bouquinistes m’ont appris des tonnes de choses sur le métier. Ça ne s’invente pas comme ça : il faut savoir estimer la valeur d’un livre pour être bouquiniste. Moi, à qui j’apprendrai à différencier le papier de Chine du papier de Hollande ? À qui j’expliquerai les différents caractères de typographie ? Je n’ai pas d’enfant, et rares sont les jeunes qui viennent me voir sur les quais.

Face à ce constat, comment voyez-vous l’avenir du métier ?

À vrai dire, je suis relativement optimiste. Lors de notre combat de ces derniers mois, on a reçu un soutien à l’international. Des centaines d’articles ont été rédigés à notre sujet dans le monde entier. Récemment, j’ai d’ailleurs participé à deux émissions de télévision japonaise, une canadienne et une taiwanaise. Ce soutien aura forcément une répercussion positive, et j’espère que ça nous permettra d’être prochainement inscrits au patrimoine de l’UNESCO.

À côté de cela, je crois que notre métier a davantage d’avenir que les petites librairies de quartier, qui ferment les unes après les autres à cause des frais. Sur les quais, hormis les cotisations sociales, on n’a aucune charge à régler : pas de loyer, pas de chauffage, pas d’électricité. Et nos livres restent bon marché comparés à des librairies de neufs. Pour tout ça, je crois en notre pérennité. Après tout, Anna Gavalda a raison : « Paris sans les bouquinistes ne serait plus une fête ».

Entretien mené par Romane Fraysse

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Image à la une : Jérôme Callais devant une boîte de bouquiniste, Paris, 21 février 2024 – © Romane Fraysse