“Une danse folle et obscène” à laquelle on se livre “avec emportement”. C’est ainsi qu’Eugène Sue évoquait le “chahut”, l’ancêtre du French Cancan, dans Les Mystères de Paris en 1843. Cinquante ans plus tard, le cancan était toujours aussi mal vu, mais incroyablement plus populaire. On vous raconte la sulfureuse histoire qui se cache derrière cette danse, indissociable des femmes de la Belle Époque.
De la quadrille au “chahut”
L’histoire du cancan français débute dans les années 1820. À cette époque, la quadrille est la danse en vogue dans les bals publics de la capitale. Mais, si populaire soit-elle, cette danse en groupe présente un défaut de taille : il n’y a aucune place pour l’improvisation. En effet, la chorégraphie s’effectue systématiquement en couple et les figures sont exécutées dans un ordre quasi-canonique.
Lassés de ne pouvoir se permettre quelques audaces en groupe, des hommes décident de s’octroyer quelques minutes d’extravagance en solo. Ces minutes de “chahut” à base de figures désordonnées et de mouvements anarchiques deviennent très vite des séances cathartiques pour les hommes qui s’adonnent à ce menu plaisir. Les réactions sont contrastées et quelques bourgeois crient à la débauche, mais ça passe. À quoi bon s’insurger, si cela peut permettre aux hommes de se défouler ?
Le cancan libère les femmes d’un étouffant carcanÂ
Mais quand, quelques années plus tard, d’audacieuses jeunes Parisiennes osent, elles aussi, s’essayer à cette séquence, les réactions sont bien plus virulentes. Les autorités interdisent immédiatement la pratique de cette danse jugée indécente et scandaleuse. Un interdit qui n’empêche pas les plus intrépides de se lancer avec provocation dans l’aventure, loin de là ! La reine Pomaré, Brididi, Chicard, puis Céleste Mogador braveront ainsi la loi et deviendront les premières coqueluches des bals publics de la capitale. Dans le vocabulaire populaire, le “chahut” se transforme petit à petit en “chahut-cancan”, puis en “cancan”, par analogie avec le dandinement du canard.
Sous l’impulsion de ces danseuses avant-gardistes, le cancan se popularise et se codifie, tout en gardant son aspect exutoire et excentrique. Les relevés de cuisses, grands écarts osés et autres secoués de jupons deviennent les caractéristiques de cette danse où l’insoumission est de mise. Les figures s’appellent “port d’arme”, “mitraillette”, “assaut”, “pas de charge”, des appellations pour le moins imagées qui montrent à quel point le cancan était une arme pour ses jeunes femmes.
Le Tout Paris se met au cancan, qui devient “French”
Désormais, on danse le cancan au Bal Mabille du Faubourg Saint-Honoré, puis à Montparnasse au Bal Bullier et à la Closerie des Lilas. Dans les années 1880, les premiers cabarets s’ouvrent au pied de la butte Montmartre et donnent à cette “danse de la débauche” un lieu où s’épanouir. Le mythique Moulin Rouge se déploie, tout comme le Moulin de la Galette et les Folies-Bergère. Ces établissements mettent la femme au cÅ“ur de leurs spectacles et donnent toute leur place aux stars du cancan. Elles se surnomment la Goulue, Nini Pattes en l’air, Rigolboche ou Grille d’Égout, écartent les jambes, soulèvent leur jupon et ont un caractère bien trempé ! Comme les Cocottes à la même époque, elles s’émancipent avec leur corps du joug de l’homme.
À l’aube du XXe siècle, le cancan devient un véritable phénomène et entame sa deuxième carrière, celle d’attraction touristique. L’impresario anglais Charles Morton exporte le “concept” à Londres et lui ajoute la dimension “French” afin de mieux vendre sa danse “Made in Paris”. C’est également à cette époque que l’hymne du French Cancan sera utilisé pour la première fois dans un cabaret : le fameux galop infernal de Jacques Offenbach, tiré de l’opéra bouffe Orphée aux Enfers. Encore aujourd’hui, quelques notes de cette mélodie effrénée dirigent inévitablement notre imaginaire vers le Montmartre de la Belle Époque…
Cyrielle Didier