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Pourquoi a-t-on éclipsé Alice Guy, la première cinéaste de l’histoire ?

Plonger dans la vie d’Alice Guy couple tout autant l’enthousiasme et la désolation. La question nous démange bien assez : comment a-t-on pu éclipser – car il ne s’agit pas là d’un malencontreux oubli – la première cinéaste femme au monde pendant plusieurs décennies ? Celle-là même qui aurait réalisé quelque 1000 films dès 1896, un an après la première projection organisée à Paris par les frères Lumière ? Pour le comprendre, il faut retracer l’histoire de celle qui, à la fin du XIXe siècle, enchaînera les projets innovants et les idées révolutionnaires.

Au berceau du cinéma

Fille d’un éditeur qui dirige plusieurs librairies, Alice Guy grandit entre le Chili et la France, avant de s’installer définitivement à Paris suite à la faillite de l’entreprise familiale. Grande lectrice, passionnée par le théâtre, elle sera rapidement ramenée à la raison par ses parents lorsqu’elle évoque la possibilité de devenir comédienne. Son éducation chrétienne et bourgeoise la voue plutôt à étudier la sténographie, une profession rare pour l’époque, mais lui permettant de subvenir aux besoins de sa famille après la disparition de son père.

Tout juste âgée de 21 ans, Guy se fait alors embaucher en tant que secrétaire de direction au Comptoir général de la photographie, sous la responsabilité d’un certain Léon Gaumont. D’un esprit infiniment curieux, elle y apprend le développement des plaques photographiques et suit les expériences de Wilhelm Röntgen, inventeur des images par rayon X. Le 22 mars 1895, Gaumont lui propose de l’accompagner au 44 rue de Rennes pour assister à une projection qui se révèlera historique. C’est là en effet que Louis Lumière présente Sortie d’usine devant un petit groupe de personnes, la toute première réalisation française tournée avec un cinématographe.

Extrait des trois versions de “La Sortie de l’usine Lumière à Lyon” des Frères Lumières (1895-1896), la première projection publique de films photographiques.

Cette avancée scientifique fascine Guy et Gaumont : l’une y voit un formidable moyen de création, là où le second s’intéresse au développement de nouvelles machines industrielle. Pour concurrencer les frères Lumière, ce dernier décide de commercialiser le Biographe inventé par Georges Demenÿ, une caméra somme toute peu performante. Pour pallier ce problème, Guy lui propose timidement de se démarquer en offrant aux clients quelques saynètes comiques, qu’elle considère plus inventives que documentaires. En premier lieu réticent, Gaumont accepte de lui confier cette mission qu’il qualifie d’ « affaire de jeune fille », ignorant qu’il nommait avec condescendance ce qui allait devenir l’immense industrie qu’est le cinéma aujourd’hui.

Une âme battante à la tête du septième art

Sans avoir conscience qu’elle était en train de forger un tout nouvel art, Alice Guy commence par penser à une petite fiction dans laquelle une fée extrait d’un potager de choux plusieurs nouveau-nés. Bien que la scène soit filmée dans un jardin près de la porte Saint-Martin, un décor est spécialement conçu avec des légumes en bois et en plâtre peints. C’est ainsi qu’en 1896, à l’âge de 23 ans, la jeune femme réalise La Fée aux choux, son tout premier film que l’on peut qualifier, bien avant la Nouvelle Vague, de cinéma d’auteur. Cette date historique fait d’elle la première cinéaste femme, ayant écrit, réalisé et produit une saynète.

Face au franc succès de la bande, Gaumont décide de confier à Guy la direction d’un service spécialisé dans les vues animées de fiction. De 1896 à 1907, elle écrit et tourne des centaines de films, tout en formant plusieurs hommes à ces nouvelles techniques – ceux-là même qui deviendront les grandes figures du cinéma qui lui feront de l’ombre, à l’instar des réalisateurs Ferdinand Zecca et Louis Feuillade, ou du décorateur Henri Ménessier. À cette époque, elle créera La Vie du Christ (1906), un film à gros budget de 35 minutes regroupant 300 figurants, signant alors le premier péplum de l’histoire. Une réalisation inédite qui lui vaudra d’ailleurs la médaille de la ville de Milan.

Alice Guy à New-York, vers 1910 © Getty / Donaldson Collection

En parallèle, elle fait la rencontre d’Hervé Blaché, un opérateur de l’agence Gaumont, rapidement muté aux États-Unis. Guy décide de suivre son futur mari vers le Nouveau Monde. Dès 1910, elle y monte sa propre société, la Solax Film Co et devient la première productrice femme de l’histoire du cinéma. En réalisant plusieurs centaines de films et en créant de nombreuses vocations, elle domine ainsi le cinéma mondial sans se laisser abattre par les nombreuses remarques désobligeantes. Un succès remarquable, qui aurait sûrement continué si son brutal divorce ne l’avait pas conduit à la faillite et à un retour contraint vers Paris, qui lui fermera définitivement les portes du septième art au seul motif de son genre.

Guy vivra isolée jusqu’en 1968. Passant les dernières années de sa vie à la recherche de ses bobines, elle n’en retrouvera finalement que trois, la plupart ayant été perdues ou attribuées à des hommes. Il faut attendre 1956 pour que la Cinémathèque française lui rende un premier hommage à l’instigation de Louis Gaumont, suite à quoi la légion d’honneur lui sera bien généreusement remise. Ce qui ne change pas grand-chose à son oubli pour quelques bonnes décennies supplémentaires – à l’instar de nombreuses artistes femmes – jusqu’à sa récente reconnaissance comme étant la première inventrice du cinéma.

Alice Guy inventrice : les premières fois du cinéma

Tout comme ses homologues masculins, qui étaient pour certains d’anciens prestidigitateurs, Alice Guy expérimentera toute sa vie les nombreuses possibilités que lui offre ce tout nouvel art. Tandis que Gaumont s’intéresse au cinéma sonore et à la couleur, Guy est chargée de produire dès 1902 une centaine de bandes d’images animées avec un enregistrement sonore, bien avant l’avènement du cinéma parlant. Elle devient ainsi l’une des premières à utiliser le son synchronisé et expérimente de nombreux trucages à l’image. Elle use ainsi des premiers gros plans dans Madame a des envies (1906), colore certaines bandes de la Fée Printemps (1906) et s’essaye au jump cut, à l’accélération ou à la surimpression, apportant plus d’épaisseur à ses scénarii.

Alice Guy, extrait de son film Madame a des envies (1906)

Étonnamment, on associe habituellement les images d’un train entrant en gare aux premières réalisations du cinéma muet. On se souvient moins en revanche de la créativité des fictions d’Alice Guy, tournées dès 1896, même année que les premiers films du très renommé Georges Méliès. Son cinéma est pourtant évocateur d’un style poétique très particulier, nourri par ses inspirations romantiques : Esmeralda (1906) ou L’Enfant sur la barricade (1906) renvoient aux textes de Victor Hugo, tandis que Falling Leaves (1912) serait inspiré d’une nouvelle d’O. Henry. Ce dernier montre avec un grand lyrisme une enfant souhaitant sauver sa sœur malade, à qui le médecin a prédit sa disparition lorsque « la dernière feuille aura tombé ». En jouant sur la profondeur des champs, Guy filme la fillette sortant dans le jardin afin de raccrocher les feuilles tombées des arbres avec une ficelle. Même si le rapide dénouement semble quelque peu monotone, ce court-métrage parvient à dépeindre un univers profondément mélancolique en quelques minutes.

De même, Alice Guy se démarque par l’explicite critique sociale présente dans toute sa filmographie. Son engagement se situe tout d’abord dans le choix de ses acteurs et dans leur jeu, la cinéaste leur demandant pour la première fois de quitter le pantomime pour « être naturel ». Ses personnages principaux sont souvent des femmes et on lui doit le tout premier film joué uniquement par des acteurs afro-américains (A Fool and His Money, 1912). Guy use alors de sarcasme afin de jouer sur les codes de la société patriarcale : elle se plaît à renverser les rôles entre les hommes et les femmes dans Les Résultats du féminisme (1906), rend son Héroïne de 4 ans (1907) forte et aventureuse, et laisse Madame a des envies mener sa vie comme bon lui semble, suivie de près par son mari tirant la poussette.

Des femmes indépendantes qui dévoilent la vision féministe de Guy, bien que le mot ne soit pas ici à entendre dans sa conception moderne. Son goût pour le burlesque et la caricature la pousse d’ailleurs à se moquer tout autant de certains comportements féminins, comme dans La Hiérarchie de l’amour (1906) – mais qui a dit que le féminisme devait peindre les femmes dans une pureté absolue ? Il est incontestable que son cinéma a pour mérite de montrer une autre manière de faire société, trahissant par ce biais un véritable esprit libre et intrépide.

Dernières images de la cinéaste Alice Guy, tirées du documentaire “Be Natural” de Pamela B. Green (2019)

D’ailleurs, face au peu de reconnaissance de cette société ouvertement sexiste, Alice Guy se remémorera toujours son parcours avec une détermination sans faille : « Est-ce un échec ? Est-ce une réussite ? Je ne sais pas. J’ai vécu vingt-huit ans d’une vie intensément intéressante. Si mes souvenirs me donnent parfois un peu de mélancolie, je me souviens des paroles de Roosevelt : Il est dur d’échouer, il est pire de n’avoir jamais essayé ».

Romane Fraysse

À lire également : La petite histoire du Gaumont-Palace

À voir en ligne : une interview d’Alice Guy et un documentaire sur sa vie, “Le Jardin oublié”

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