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Zadkine à Montparnasse ou l'effervescence de l'École de Paris

Par Romane Fraysse

En vous promenant sur le boulevard Edgar-Quinet, vous avez sûrement croisé une étrange sculpture en bronze dévoilant un enchevêtrement de vides et de pleins. Face à la tour Montparnasse, la Naissance des formes est une œuvre d’Ossip Zadkine, artiste d’origine russe, né en 1890, qui fut l’une des figures emblématiques de l’École de Paris.

L’effervescence de l’École de Paris

Entre la maison de bois de Smolensk, en Russie, et les tendres forêts de pins, Ossip Zadkine s’éveille très tôt à la beauté des paysages qui le voient grandir. C’est dans le coin de la bibliothèque de son père que le jeune garçon griffonne des carnets entiers et s’essaye au modelage de l’argile. Sa famille décide alors de l’envoyer dans la ville « où l’on devient sculpteur » : Paris, là où vivait Rodin, son maître à penser.

Tout juste arrivé à l’automne 1910, Zadkine séjourne quelques temps dans un hôtel du quartier Latin avant d’aménager au 114 rue de Vaugirard, tout près du carrefour Vavin. Comme beaucoup d’artistes exilés, il met le pied dans un quartier en pleine effervescence, où le mot d’ordre est la modernité.

Marc Vaux, Ossip Zadkine, 1909

Habitué à fréquenter La Rotonde, le Dôme et la Closerie des Lilas, il y rencontre Matisse, Picasso, Apollinaire, Cendrars ou Giacometti, mais aussi des artistes russes et ukrainiens, tels qu’Alexander Archipenko ou Chana Orloff, venus comme lui apprendre à modeler dans la capitale de l’art. Après quelques cours lassants aux Beaux-Arts, il préfère l’école buissonnière et vivote de la vente de quelques-uns de ses dessins. Ainsi, il n’est pas rare de le croiser avec Modigliani, assis à une terrasse de café, en train de partager ensemble « le temps des vaches maigres ».

Le crayon à la main, chacun se met à esquisser des portraits de voisins de table pour recevoir un franc en échange. Et avec ses amis Jean Cassou ou Pierre Albert-Birot, il collabore aussi à des recueils et à des revues en les illustrant de plusieurs eaux fortes. C’est ainsi que Montparnasse devient peu à peu un laboratoire d’expérimentations, où des artistes venus de tous bords s’échangent leurs idées et s’ouvrent les portes de leurs ateliers. Sous l’influence de ce que l’on nomme arbitrairement l’École de Paris, le quartier bouillonne si bien qu’Apollinaire dira qu’il est « le nombril du monde ».

L’homme-instrument, une création viscérale

C’est à cette époque que Zadkine commence à explorer la taille directe sur pierre et bois. Sous l’influence de Lipchitz, il s’oriente vers le cubisme et sa fragmentation des corps, mais critique vite le manque d’expressivité de ses formes. Fasciné par les arts primitifs, il casse la figure humaine, s’ouvre à l’abstraction, laisse ses affects pénétrer la matière.

Ses sculptures font souvent écho à l’impulsivité de la création. L’artiste aime modeler les portraits de ceux qu’il admire, à l’instar d’Apollinaire, Jarry ou Rimbaud dont l’écriture reste imprégnée dans son esprit. En hommage à Eluard, il crée un Poète aux formes éclatées, mues par une pulsion organique. Et sur toutes les faces, il grave des vers du poème Liberté, dévoilant par là le désir d’émancipation de l’âme prise dans la matière. Ainsi, au sein de la passionnante École de Paris, les rencontres artistiques le poussent sans cesse à célébrer les modernités créatrices. Son ami Cassou dira d’ailleurs : « Zadkine devait consacrer son art à chanter les poètes, particulièrement ceux-là que célébra l’épopée de Montparnasse ».

Ossip Zadkine, Orphée, 1948

Ainsi, avec L’Accordéoniste et Le Compositeur ou Prométhée et Orphée, il décline la figure du créateur dans différentes géométries où l’instrument fusionne avec le corps. Une harpe devient torse, un violon prolonge le bras. La silhouette se libère de sa pesanteur, s’exprime par les vides, respire par son art. Ces hommes-instruments incarnent bien la nécessité pour Zadkine de faire corps avec son œuvre. Ce n’est qu’en sculptant la matière que l’artiste se fabrique un nouvel organe dans le désordre des formes.

Un atelier de la modernité

En 1928, Zadkine quitte son atelier de la rue Rousselet qui manque de s’écrouler sous le poids de ses sculptures. Avec son épouse Valentine Prax, il s’installe alors dans un joli pavillon situé dans la rue d’Assas. Un îlot bucolique que son ami Pierre Courthion décrit avec grande admiration : « On entre par une petite porte qui donne sur du vert. On pousse une porte qui carillonne. Un pigeonnier de forme surannée agrémente un jardin qui sent la salade. Un peu d’herbe, un puits et, tout au fond, la large chaumière à un étage avec des tas d’objets qu’on devine à travers les carreaux ».

Pendant près de quarante ans, Zadkine travaillera dans ce havre, qui ne le coupe pas pour autant des animations du quartier Montparnasse. C’est là qu’il expérimente de nouvelles formes, occupe la pièce de figures désarticulées, peuple son jardin de sculptures monumentales. À côté de lui, Valentine Prax explore le style expressionniste à travers ses toiles. Tous deux commencent à se faire connaître et à exposer dans plusieurs galeries du monde.

Bernard Larsson, Ossip Zadkine dans son atelier, rue Assas.

Aujourd’hui encore, le lieu garde précieusement ses sculptures en pierre, en bois et en plâtre, mais aussi ses dessins et ses gouaches. Ouvert au public depuis 1982, ce musée est l’un des rares ateliers de sculpteurs qui ont pu être sauvegardés à Montparnasse, avec celui d’Antoine Bourdelle.

Romane Fraysse

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Image à la Une : Ossip Zadkine dans son atelier, 1965