Rien ne nous ferait penser qu’il y a un siècle, cette impasse du quartier de Montparnasse abritait un ensemble d’ateliers d’artistes, des plus académiques pompiers du XIXe siècle aux multiples avant-gardes du XXe siècle. Alfred Boucher, Constantin Brâncusi, Niki de Saint-Phalle ou encore Jean Tinguely… tous sont passés par ce poumon artistique, détruit en 1971 pour agrandir l’Hôpital Necker.
Un lieu d’émulation artistique au tournant du siècle
C’est en 1886 que le sculpteur Alfred Boucher fait construire une trentaine d’ateliers sur un terrain qu’il possède, près de Montparnasse. Le quartier n’est alors qu’un petit bourg populaire, peuplé de vieilles bâtisses où les artistes sans-le-sou peuvent trouver un logement à prix modique. Située entre les boulevards Pasteur et Falguière, cette impasse silencieuse et arborée voit ainsi s’ériger plusieurs rangées de cabanes faites de bric et de broc, dans lesquelles se succèdent nombre de peintres, graveurs, sculpteurs, illustrateurs et émailleurs. Certains y sont de passage, d’autres s’y installent pour plusieurs décennies et y reçoivent quelques élèves.
En premier lieu, l’impasse rassemble des artistes académiques, à l’instar des peintres Adolphe Steinheil et Raphaël Collin ou du sculpteur Paul-Gabriel Capellaro, aujourd’hui oubliés. Plusieurs d’entre eux obtiennent le prix de Rome et enseignent par la suite à l’École des Beaux-Arts. Ainsi, de bouche à oreille, l’endroit se fait connaître et le cercle s’élargit avec l’arrivée d’artistes étrangers, conférant à l’impasse Ronsin une notoriété internationale à l’aube du XXe siècle.
Abstractions, machines et tirs à la carabine : la relève des avant-gardes
Si l’on se souvient aujourd’hui de cette impasse, c’est qu’elle se constitue progressivement comme un véritable laboratoire où l’esprit des avant-gardes entre en ébullition. Constantin Brâncusi fut l’un d’eux, et sûrement l’artiste le plus fidèlement attaché à cet espace insulaire. De 1916 jusqu’à sa mort en 1957, il habitera et travaillera dans son atelier, d’abord situé au n°8 de l’impasse, puis au n°11 dès 1927. Le sculpteur roumain, qui cherche à révéler par la matière, le conçoit alors comme une véritable œuvre d’art : chaque création occupe une place symbolique et entre en résonance avec celles qui l’entourent, si bien que ce petit espace clos devient un vrai univers en soi.
Parmi son Oiseau dans l’espace et sa Colonne sans fin, il n’est pas rare de croiser Sonia Delaunay, Marcel Duchamp, Francis Picabia et bien d’autres artistes venus lui rendre visite. Dans un argentique datant de 1922, on découvre la chorégraphe Lizica Codreanu dansant entre ses œuvres, sur l’air des Gymnopédies de son ami Erik Satie, dans un costume que le sculpteur lui a spécialement confectionné. Brâncusi participe ainsi à faire de l’impasse Ronsin un vrai lieu de collectivité, où les échanges se poursuivent dans le voisinage, avec les ateliers de Marx Ernst ou d’André Del Debbio.
À la mort de Brâncusi en 1957, l’impasse n’en perd pas pour autant son effervescence. L’installation de Jean Tinguely et de Niki de Saint-Phalle, accompagnés d’Yves Klein et de Larry Rivers, marque un tournant certain. C’est dans ces années-là que sont nés, dans une véritable fureur créatrice, les reliefs cinétiques et les machines à dessiner de Tinguely. Niki de Saint-Phalle réalise quant à elle ses premiers tirs à la carabine sur des surfaces recouvertes de poches de pigments colorés. On raconte alors qu’une dizaine de personnes s’est attroupée dans l’impasse le 26 février 1961 pour admirer la plasticienne cherchant à « faire saigner la peinture » sous les détonations. Devenue le berceau du Nouveau Réalisme, l’impasse Ronsin se fait ainsi le lieu de toutes les expérimentations, où les recherches sur l’abstraction de Brâncusi laissent place à de nouvelles expressions du réel, par le biais de matériaux de récupération.
De la création à la destruction : un lieu fantôme
Absorbée dans le cadre de l’agrandissement des locaux de l’hôpital Necker, l’impasse Ronsin n’existe aujourd’hui plus qu’à travers d’anciennes cartes postales, photographies et dessins. Une destinée contre laquelle Brâncusi a tenté de lutter toute sa vie, demandant que soient conservés ses ateliers en échange de nombreuses Å“uvres léguées à l’État français. Si l’impasse Ronsin a bel et bien été détruite, l’atelier du sculpteur a néanmoins été entièrement reconstitué en 1997 par Renzo Piano, dans une glyptothèque située devant le Centre Pompidou. Bien que l’architecte voulût respecter les volontés de Brâncusi, elle se présente davantage comme un espace muséal sobre et désincarné, bien loin de l’univers harmonieux et intimiste qui se déployait à l’intérieur de cette impasse mémorable.
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Romane Fraysse